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Une des possibilités fantastiques du système de
règles d’un JdR est d’offrir des compromis sans négociation. Le
processus normal de discussion donnant-donnant par lequel les gens résolvent
les questions de préférence ou de gratifications collectives est
intrinsèquement déformé.
Disons que nous sommes trois - vous, moi et Bérénice - et nous sommes en
train de décider ensemble quel film nous allons voir ce soir. Si nous
discutons ferme jusqu’à parvenir à une conclusion, les chances que nous
arrivions à véritable compromis objectif entre nos préférences sont plus
faibles que si nous avions introduit un système de règles pour y parvenir.
Dans un processus de négociation, une foule de facteurs émotionnels et
interpersonnels entrent en jeu. Vous pouvez être plus doué pour argumenter
les mérites de vos choix que nous autres. Bérénice peut être complaisante,
tentant plus de paraître accommodante que d’exprimer ses vrais souhaits. Je
peux être porté sur le chantage émotionnel, prêt à bouder et râler si je
n’ai pas ce que je veux. Notre simple échange sur le film que nous voulons
voir ce soir tournera probablement en votre faveur ou la mienne, laissant
Bérénice souhaiter en son for intérieur avoir pu exprimer ses désirs.
Si, au lieu de cela, nous nous asseyons chacun de notre côté pour établir
un classement des films que nous voulons aller voir, et qu’ensuite nous
comparons les listes pour trouver le film qui a été le mieux classé par
nous trois, nous avons éliminé les problèmes interpersonnels. En supposant
que nous avons créé un système de jeu qui ne puisse pas être contourné
par un joueur malin, nous avons estimé nos désirs communs de façon
correcte.
Créer ensemble une expérience de partie de jeu de rôles requiert un état
de compromis permanent, à la fois entre les joueurs mais également entre les
joueurs et le MJ. Le système agit comme un agent de la circulation de nos
désirs narratifs. Je veux toucher l’orc. Vous voulez amadouer le singe afin
qu’il virevolte sur la poutre pour aller prendre l’amulette. Bérénice
veut lancer son sort de boule de feu. Le MJ veut que la rencontre serve de
menace moyenne, qui entamera nos ressources sans nous tuer. Il espère qu’elle
va se dérouler assez rapidement et laisser du temps pour que la rencontre
paroxystique ait lieu ce soir.
Nous avons tous fait appel au système pour qu’il parle pour nous dans ce
compromis sans négociation. J’ai créé mon personnage en optimisant son
potentiel offensif. Vous avez dépensé des points pour que votre singe soit
un animal familier utile. Bérénice n’a pas seulement chargé son perso en
boules de feu autant que son niveau le permettait, mais elle a aussi appris
les règles par cœur pour savoir exploiter à fond leurs failles. Le MJ a
utilisé le système de conflit pour ajuster du mieux possible la menace à
ses contraintes de temps et au degré de mortalité voulu.
Des règles finement définies, claires et détaillées ajustent l’équilibre
du pouvoir en faveur de la volonté commune des joueurs. Ici, le MJ n’est qu’un
participant adressant des requêtes au système et espérant obtenir le
résultat escompté. Les systèmes souples, sans dés ou focalisés sur l’histoire
donnent au MJ plus de flexibilité pour déterminer les issues possibles. Ils
lui offrent de nombreuses opportunités de décider des résultats selon son
bon vouloir et de les orienter vers ses buts.
Tandis que les systèmes rigoureusement déterminés distribuent le pouvoir de
façon équitable dans le groupe de jeu, ils augmentent l’imprévisibilité
des résultats. Plus le nombre d’éléments de règles impliqués dans la
résolution est important - caractéristique des personnages, effets des
sortilèges, capacités des créatures, compétences et ainsi de suite - plus
il devient difficile de prévoir ou de contrôler le résultat final. Le
système donne une solution au compromis entre les désirs. Le dénouement
peut être surprenant, bancal et même arbitraire dans sa distribution des
récompenses et punitions. Comme dans la vrai vie.
Dans un système déterministe, le MJ a peu de marge une fois que la rencontre
a commencé. Il a posé verticalement la moitié des dominos. Les autres
joueurs et vous avez placé l’autre moitié, même si ce n’est pas
nécessairement de façon coordonnée. Lorsque le dé roule, les dominos
commencent à tomber. Plus vraisemblablement, je pourrai tuer des orcs, vous
réussirez votre truc avec le singe et Bérénice pourra lancer quelques
boules de feu. Mais il est possible que les boules de feu réagissent de
façon imprévue avec le pouvoir étrange d’une créature, tuant
instantanément tout le monde sauf le singe.
Les systèmes qui laissent la résolution précise dans les mains du MJ lui
permettent d’imposer sa volonté au groupe, s’il est un MJ égoïste et
inattentif aux autres. Toutefois s’il est sensible et astucieux, il
travaillera à prendre la place des règles de compromis inhérentes à un
système déterministe. Il s’assurera non seulement que la rencontre soit
assez intéressante et rapide, mais il me laissera aussi tuer des orcs, il
vous laissera faire vos combines avec votre singe et Bérénice pourra cramer
quelques fesses avec ses terribles boules de feu.
Les systèmes faiblement déterministes permettent au MJ d’inclure un
semblant d’ordre dans le déroulement des choses. Les issues des actions
rassurent par leur pertinence, comme lors d’une narration correcte, et ont
moins le côté aléatoire et incontrôlé de l’expérience réelle.
Cela nous mène à deux questions, l’une philosophique et l’autre
pratique.
Pour se débarrasser de la question pratique en premier, disons qu’un
système lâche est aussi bon que le MJ peut l’être. Les résultats d’un
système restrictif sont aussi bons que peut l’être l’œuvre collective
de ses concepteurs. Toutes choses égales par ailleurs, on peut objecter que l’intervention
active, judicieuse et à propos du MJ sera toujours plus adaptée aux besoins
du groupe que l’interaction incontrôlée de points de règles éparses.
Cet argument met de côté la triste réalité, à savoir que la plupart des
MJ, qu’ils utilisent des systèmes souples ou déterministes, ne sont pas
particulièrement bons. (Néanmoins, je me hâte d’ajouter que si vous avez
pris la peine de lire cet article, vous êtes sûrement un MJ d’un goût
sans faille, d’une habileté inégalée et d’une beauté toute divine.
[NdT : Comme moi].) Du point de vue du joueur, le compromis sans négociation
issu d’un système de règles strictes vous protège plus d’un mauvais MJ
que ne le fait un système flou dans lequel votre plaisir dépend de la
qualité de la prise de décision de ce MJ.
Même quand vous jouez avec un MJ que vous appréciez et en qui vous avez
confiance, vous ne serez pas toujours d’accord quand il jugera selon son bon
vouloir. Dans ce cas, vous ne pouvez que vous retourner contre lui. Les JdR
plus complexes permettent de donner libre cours à votre déplaisir sur le
système - et de laisser au MJ le privilège de venir à votre secours en
outrepassant le texte des règles visiblement erroné.
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[NdT : que ceux qui s’étonnent du
rapprochement entre bourrins et conteurs lisent : Les
narrativistes, une nouvelle race de grosbills (ptgptb)] |
La question philosophique concerne votre désir d’être
satisfait par la narration. Voulez-vous que vos personnages évoluent dans l’univers
régi par les causes et les effets de la narration, ou dans un univers
contrôlé par les interactions moralement neutres de diverses forces de la
physique ? Pour certains joueurs, c’est une question de goût : les conteurs
et les bourrins peuvent rechercher les relations de cause à effet guidées
par les lois de la fiction [NdT] , tandis que les tacticiens et les
joueurs immersifs se tourneront vers les interactions de forces neutres. Dans
d’autres cas, l’origine de votre préférence pourra être plus profonde,
en lien avec votre façon de voir le monde.
C’est un choix qui pourrait relever soit de la négociation, soit du
compromis.
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