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"Les gens ne doivent jamais être humiliés – c’est l’essentiel"
Anton Tchekov
Février
2001
Il y a encore eu une fusillade dans une école
aux Etats-Unis cette semaine. Je pense que nous en sommes maintenant
au point où ça s'est produit tant de fois que ça n’attire
même plus l’attention. C'est désormais l'ordre normal des
choses. La fusillade de Columbine a eu droit à une grande colonne
dans Slashdot [1], mais maintenant ce genre d'affaire ne fait
même plus l'actualité, c'est pourquoi on ne se donne plus la peine
de parler de celle-ci. C'est ce qui est effrayant.
Bien sûr, la raison pour laquelle ces événements
ne font plus l'actualité c'est que nous connaissons tous la situation.
Nous savons tous ce qui la provoque et comment cela se termine.
La sonnette d'alarme a été tirée et personne n’a rien
fait, alors maintenant nous devons simplement apprendre à vivre
avec. Il en va ainsi avec ce genre de choses – nous rabaissons simplement
nos attentes jusqu'à accepter un monde dans cette disposition. C'est
bien plus facile que de changer quoi que ce soit.
Et, dans le fond, il y a une certaine sagesse là-dedans.
On ne peut pas changer les causes de cette situation, car cela relève
de la nature humaine dans ce qu'elle a de plus profond. Les enfants, par
leur nature même, peuvent être cruels et le seront sans arrière-pensées, et il n'y a aucun moyen d'empêcher cela.
Les plus grands frapperont toujours les plus petits et ainsi de suite à
l'infini. La seule chose qui peut changer c'est le système et l'environnement
dans lesquels ces événements se produisent.
Ce n'est cependant pas parce que ce problème est inévitable
que cela le rend acceptable. Ceux qui pensent que se faire persécuter,
« fait simplement partie des choses qui font grandir » n'étaient
certainement pas ceux qui recevaient les coups quand ils étaient
jeunes. Se faire rudoyer peut causer d'immenses dommages psychologiques
- en plus des dommages physiques - qui mettent des années à
être surmontés. Chaque fois que vous en minimisez les effets,
vous allez au devant d'une autre fusillade dans une école.
Bien sûr, un de ces changements s'est produit.
Dans le passé, les brutalités étaient davantage acceptées,
elles étaient considérées comme quelque chose qu'il fallait
supporter. Les solutions habituelles proposées par les émissions
télévisées étaient de le dire à vos
parents, ou aux professeurs, et ils les feraient miraculeusement arrêter.
Cela ne marchait pas, bien sûr, mais il ne semblait pas y avoir d'autres
possibilités.
De nos jours, il y a beaucoup plus d'honnêteté dans les
médias et on en parle aussi beaucoup plus. On se rend compte qu'il
y a un problème alors on parle beaucoup plus de le résoudre
(ou de faire porter la responsabilité à quelque chose). Résultat :
on présente toute
une multitude d'idées et de plans,
la plupart du temps au journal de 20h. Et alors une pensée se répand dans les
esprits - si des garçons de Columbine ont
utilisé un flingue pour résoudre leur problème,
alors peut-être bien que ça pourrait marcher pour moi.
Ce
n'est pas un rapprochement d'idées que beaucoup de gens feront, mais de nos jours, on dirait bien
que ça ressemble à une option. Et il n'en faut pas plus.
Et plus vous souffrez, plus vous êtes susceptibles d'essayer tout
type de solution que vous pourrez trouver. Je viens tout juste de lire,
pour mon travail (je suis épidémiologiste), des articles
scientifiques qui traitent de l'usage des médecines alternatives
et la conclusion la plus courante qui émerge, c'est que plus une
personne souffre, ou plus son état est grave, plus elle est susceptible
d'essayer les alternatives les plus diverses et les plus extrêmes.
Le principe est le même pour tout - plus vous souffrez, plus vous
vous sentez impuissant, plus vous envisagerez tout ce qui peut vous fournir
une solution, ou une échappatoire. Et ce, même si cette solution
pourrait paraître bizarre ou folle à la plupart des autres
gens.
La recrudescence brutale des fusillades dans les écoles aux Etats-Unis
n'a rien à voir avec une augmentation des brutalités. Cela
révèle simplement une augmentation du nombre de gamins qui
voient dans cette action un moyen de résoudre leurs problèmes.
Si nous voulons empêcher cela de se produire, nous ne devrions pas
concentrer nos efforts sur l’arrêt des brutalités car c'est
impossible. Nous pouvons seulement nous appliquer à empêcher
cette solution particulière de paraître viable. Malheureusement,
plus cela se produit, plus cela devient difficile.
En Australie, le problème n'est pas tellement les fusillades
(étant donné qu'il nous manque la culture des armes à
feu qu'ont les Etats-Unis) mais le suicide. L'Australie a l'un des taux
de suicide les plus élevés au monde, et la simple raison de cela est que le suicide est considéré comme une
bonne option. Le suicide est presque sympa. Ma mère est enseignante,
et l'année dernière l'une de ses étudiantes s'est
suicidée. La lettre qu'elle a laissée, les témoignages
des étudiants, les conversations dans la cour de l'école,
tournaient tous autour des mêmes choses - combien le Paradis était
agréable, et combien elle était heureuse maintenant qu'elle
y était, au point que les gens discutaient de ce à quoi pourrait
ressembler sa chambre au Paradis. C'était présenté
comme quelque chose qui avait résolu les problèmes de cette
jeune fille morte, d'une manière, en dernière analyse, positive.
Et donc, encore une fois, cela a envoyé le message comme quoi c'était
une option.
Je sais de quoi je parle, parce que quelques fois, j'ai moi-même
été près de commettre cet acte. J'ai appuyé
un couteau sur les veines de mes poignets tellement de fois que j'en ai
perdu le compte. J’avais l’habitude de me tenir bien trop au bord du quai de la gare, espérant que le train me
happerait, de
telle sorte que je n'aurais pas à physiquement sauter devant. Heureusement,
je n'ai jamais mis mes plans à exécution. Deux ou trois choses
m'ont maintenu en vie. Une fut la simple peur. Une autre fut une famille
forte et aimante qui m'a appris que me tuer n'était pas une option.
Et une autre a été les jeux de rôles.
J'ai toujours été un enfant plein d'imagination. J'avais
l'habitude de disparaître dans mon propre monde imaginaire. Mais
lorsque vient la puberté, la plupart des gens en sortent. Moi, je
ne pouvais pas. Parce que j'en avais besoin pour survivre.
|
[2] NdT : le jeu de rôles Teenage Mutant Ninja Turtles (TMNT - Palladium,
1985) est basé sur les BD et les dessins animés des Tortues Ninja.
Les personnages des joueurs sont des animaux mutants humanoïdes. Ils
vont de la fouine géante au rhinocéros
nain, ce qui en fait un bon jeu pour les plus jeunes rôlistes. Pour une
idée de l’esprit des parties, lire d'autres
souvenirs hilarants(ptgptb)
[3] NdT : geek dans le texte. L'équivalent français est
l'argotique polard, (de polarisé). Asocial, obsédé par des
loisirs sous-culturels comme les jeux vidéos,
les collections diverses et bien sûr, les jeux de rôle. |
Jeune adolescent, ma vie me paraissait si horrible
qu'il y avait des moments où je ne pouvais plus la supporter. Alors, à
l'âge de douze ans, je me suis retiré dans un monde imaginaire
et je n'en suis pas sorti avant d'avoir presque seize ans. Ce monde imaginaire
était principalement construit autour du jeu de rôle Teenage
Mutant Ninja Turtles (les tortues Ninja) [2].
Oh, évidemment il y avait d'autres choses. Les bandes dessinées
Batman
et Astérix; Indiana Jones, la
Guerre des
étoiles, Double Dragon; les romans Dragonlance.
Mais TMNT était au-dessus de tout cela, l'histoire fondamentale
à laquelle je pouvais toujours retourner. Et le fait que je la construisais
moi-même n’y était pas pour rien.
C'est ce que vous donne un jeu de rôle - une occasion de construire
le monde vous-même. Ce n'est pas le fait de jouer avec d'autres personnes;
pas vraiment, pas à cet âge. C'est, pour la première
fois, avoir la possibilité de créer quelque chose par
vous-même bien avant que vous ne vous considériez jamais comme
un écrivain. Je créais les personnages. Ils étaient
construits avec tout ce qui était en moi. Et je créais leurs
histoires aussi. Finalement, c'était exactement le genre d'histoire
que j'avais besoin d'entendre. C'étaient des histoires qui parlaient
de survie contre toutes probabilités, de lutte contre l'oppression.
C'étaient mes propres mythes, m'apprenant ce que j'avais besoin
de savoir pour m'y prendre avec le monde autour de moi.
Et le résultat final est que maintenant, je ne me souviens de
rien de mes trois premières années au collège,
sauf TMNT. Je suis retourné à mon école
le week-end dernier, pour la première fois depuis dix ans. Je voulais
me rappeler de comment c'était, ces souvenirs que j'avais enfouis depuis
si longtemps. Mais je me suis rapidement rendu compte que tout ce dont
je me pouvais me souvenir c'était TMNT. Ceci est la chaise où j’ai tiré mon personnage de cheval. C'est
ici que j'ai fait jouer aux gars L'aventure de la route départementale
5. A cet endroit, j'ai imaginé comment se déroulerait la scène finale entre
le chien et le scientifique. TMNT était
le fil directeur de ma vie; je m'y immergeais, le transformais en une carapace
protectrice et il semble que cela ait extrêmement bien marché.
Les mauvais souvenirs sont désormais oubliés, et seul l'imaginaire
demeure.
Là ou je veux en venir ? Ce que je veux dire c'est que si nous
voulons empêcher les gens de mourir, nous devons leur fournir d'autres
possibilités. Nous devons leur fournir tous les moyens de résoudre
leurs problèmes que nous pouvons trouver. Et jusqu'à présent,
peut-être le meilleur truc que le monde a pu trouver, ce sont ces
trucs dans lesquels les gens peuvent s'immerger, de telle sorte qu'ils
puissent sortir de leurs horribles vies pour un moment, être en sécurité,
heureux, et contrôler la situation. Des mondes ou ils peuvent se
débarrasser de leur colère et apprendre à vivre avec
leur douleur. En d'autres termes, nous avons besoin du genre de truc qui
encourage l'immersion totale - nous avons besoin de divertissements pour polards
[3].
Nous avons besoin de bandes dessinées. Nous avons besoins de
séries télé et de films cultes. Nous avons besoin
des jeux vidéos et des goths en longs manteaux. Et POUR L'AMOUR DU CIEL,
nous avons sacrément besoin des JdR. Et pour toutes ces choses,
nous avons besoin de fans furieux et déments. Nous avons besoin
des petits grosbills psychotiques qui connaissent toutes les règles
de RIFTS à l'envers. Nous avons besoin des fondus de Star
Trek qui connaissent les dates galactiques du moindre épisode.
Nous avons besoin des gens qui s'habillent en Batman et se fichent de peser 130 kg, parce
que dans leur tête, le
costume leur va à merveille.
Pourquoi avons-nous besoin de ces gens ? Parce que ces gens ne vont
jamais se tuer. Ou tuer quelqu'un. Ils n'ont pas besoin de prendre cette
échappatoire, car ils en ont déjà une. Ils vont survivre
à leurs années d'adolescence et en sortir avec moins de blessures
et de cicatrices. Et franchement une obsession légère, ce
n'est pas cher payé pour cela. Bien sûr, être obsédé de musique ou
de sport ou quelque chose de plus acceptable socialement
reviendrait au même. Mais les jeunes au bord de la rupture ne vont
pas se lancer dans ce genre de trucs. Les jeunes les plus en dangers sont
les polards, les victimes, ceux qui ne se joignent pas aux activités.
Ils leur faut une solution qui marche avec eux.
Alors si nous voulons empêcher le nombre de victimes d'augmenter,
voici comment il faut faire. Encouragez de plus en plus de gens à
faire des JdR, à lire des bandes dessinées, à s'immerger
dans n'importe quelle sous-culture polarde. Nous devrions distribuer ce
genre de trucs dans les salles de classe au lieu de préservatifs.
Nous devrions en vendre à tous les coins de rue. Et pendant qu'on
y est, nous devons nous arrêter de nous moquer des jeunes fans. Ils
font ce dont ils ont besoin pour survivre, et survivre c'est exactement
ce que nous voulons qu'ils fassent. Ils laisseront cela derrière
eux s'ils n'en ont plus besoin et quand ils n'en auront plus besoin.
Et de tous ces loisirs de polards, les jeux de rôles sont ceux
que nous avons le plus besoin d'encourager. Ils sont les plus efficaces
de tous, car ils laissent sortir le créateur qui est en nous. Ils
vous permettent de construire votre propre issue de secours, précisément
adaptée à vos propres besoins. C'est pourquoi ils sont l'un
des filets de sécurité les plus fiables pour ceux qui ont
le plus besoin d'en avoir un. Ils sont la meilleure alternative possible
à fournir à ceux qui pensent qu'ils ne leur en reste plus,
à part la plus mauvaise possible. Notre loisir est capable de faire
avancer les choses. Les jeux de rôles, mes amis, peuvent sauver des
vies.
Je le sais car ils ont sauvé la mienne. |