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Other Minds Magazine

 

La bataille autour du jeu de rôle

© 2007 par W.A. Hawke Robinson

30 ans de controverse autour du JdR


Rappels historiques

Les wargames sont présents depuis des lustres dans les cercles militaires et l’élite des sociétés. Ce fut le jeu Little Wars de H.G. Wells qui en permit l’accès au grand public en 1913. Les jeux de rôles (JdR) proviennent originellement des wargames des années 1960 et 70, et ils ont considérablement progressé à partir de 1974 avec la publication de Donjons & Dragons. Cette séparation d’avec le wargame classique était en partie due à la popularité et à l’influence des écrits de J.R.R. Tolkien, Bilbo le Hobbit et Le Seigneur des Anneaux.

Les détracteurs de la pratique du jeu de rôles prédisent de sérieux risques vitaux, corporels et mentaux à quiconque souhaite s’y investir. Ses défenseurs prétendent qu’il y a peu de risques, voire pas du tout, et ont une longue liste de bénéfices pour tout participant à cette activité récréative. Dans le même temps, les médias ont pris une position partiale sur le sujet.

Des études menées par les deux côtés du débat, ainsi que par des parties neutres, ont pu apporter des données intéressantes. La plupart, lorsque elles sont valides et vérifiables, ont plus souvent été corrélatives que causales, ou alors ont porté sur une échelle si réduite en nombre de personnes ou en durée qu’il est difficile, d’un point de vue scientifique, d’établir clairement et quelles caractéristiques précises du jeu de rôles ont effectivement l’impact positif ou négatif présumé.

Dans ce document, l’emphase sera mise sur l’action de « pratiquer un jeu de rôle » comme opposé à l’expression « jeu de rôles ». Les jeux en Grandeur Nature (GN), qui sont l’équivalent physique du jeu de rôle sur table, ne sont pas compris dans cet essai du fait de leurs grandes différences avec les jeux de rôles sur table. L'essai ne couvre pas non plus les jeux de rôles sur ordinateur que sont les MMORPG, (Massive Multiplayer Online Role Playing Games - jeux de rôles en ligne massivement multi-joueurs).

En accord avec l’objet de ce document, la perspective sous laquelle le sujet est examiné est que les jeux de rôles ne sont rien de plus que des outils neutres en tant qu’ensemble de papiers, règles et dés, objets inertes et sans influence sur quiconque jusqu’à ce qu’ils soient utilisés par les joueurs lors de parties de jeux de rôles. Comme exemple corollaire, une pelle n’a intrinsèquement aucune influence positive ou négative lorsqu’elle est posée contre le mur de la remise. C’est seulement lorsque quelqu’un l’utilise pour creuser un canal d'irrigation, ou comme une arme pour agresser une autre personne, qu’il devient possible de discuter son aspect positif ou négatif.

Qu’est-ce que jouer à un jeu de rôles ?

Jouer à un jeu de rôle peut être résumé comme « raconter une histoire de façon interactive ». Les participants créent sur le papier des personnages imaginaires d’une histoire dirigée par le « maître de jeu », ou « conteur », qui est le scénariste, metteur en scène et arbitre de ce jeu imaginaire et purement verbal. Cette activité est similaire au jeu du « faire semblant » de l’enfance comme « les gendarmes et les voleurs » ou « la chasse au trésor ». Mais il y a des différences notables : les joueurs sont assis autour d’une table et utilisent leur imagination pour décrire les actions de leur personnage aux autres joueurs, plutôt que les représenter physiquement. En outre, il y a des règles claires et précises avec un médiateur, le MJ (Maître de Jeu), afin d'assurer le bon déroulement de la partie.

Les opposants

Certains des opposants à la pratique du jeu de rôles se concentrent uniquement sur des genres, comme la fantasy ou l’horreur. D’autres ciblent des produits précis comme Le Seigneur des Anneaux, Donjons & Dragons, Harry Potter, ou L’Appel de Cthulhu. D’autres encore expriment leurs inquiétudes à propos de sa pratique en général, ce qui inclut alors un nombre quasiment illimité de genres, de la fantasy et la science-fiction à l’horreur, en passant par l’historique, le religieux, le mystère, le « Western », les voyages spatio-temporels, l’espionnage et le contemporain, pour n’en nommer que quelques-uns.

Ceux qui s’opposent à la publication et à la pratique du jeu de rôles en général, et à Donjons & Dragons en particulier, sont allés aussi loin que de tenter de faire passer des lois pour en rendre la pratique illégale. Un de ces efforts de lobbying auprès de la Commission Fédérale du Commerce des Etats-Unis, puis par la suite auprès de la Commission sur la Sécurité des Produits de Consommation, en demandant un mandat pour le collage d’avertissements sur tout matériel de jeu, indiquant qu’ils « sont dangereux et peuvent amener au suicide » (Paul Cardwell Jr, 1994).

L’organisation d’une seule femme, la B.A.D.D. (Bothered About Dungeons & Dragons Inquiétés Par Donjons & Dragons), a largement distribué des brochures à des forces de l’ordee afin que ces brochures soient utilisées lors d’interrogatoires d’enfants ayant des liens potentiels avec le satanisme ; la pratique du jeu de rôles étant comprise comme un de ces « signes de danger » à vérifier durant l’interrogatoire [NdT cf. Le Rapport Pulling(ptgptb) Michael A. Stackpole, 1990].

Ces organisations ont pris pour position la tolérance zéro : toute forme de pratique du jeu de rôles doit être interdite. Un extrait d’un des tracts distribué par les « Filles de St Paul » énonce clairement leur attitude :

« Ainsi davantage de familles doivent être renseignées sur les dangers de Donjons & Dragons afin d’empêcher son introduction dans la maison, le voisinage et l’école. Une interdiction absolue de ce jeu doit être maintenue. » Games Unsuspecting People Play (litt. Des Jeux auxquels jouent les insouciants), 1984

L’affaire « Egbert III »

Avant 1979, il ne semble pas y avoir de détracteurs publicisés du jeu de rôles. Puis, en 1979, un « génie » de 16 ans, étudiant à l’Université de l’Etat du Michigan, nommé Dallas Egbert III, disparut subitement. Son oncle engagea un détective privé, William Dear, pour découvrir ce qui s’était passé. Monsieur Dear releva 11 raisons possibles à la disparition d’Egbert dont la :

conjecture n°9 « Que Dallas en soit arrivé à s’identifier à son personnage de D&D au point de croire être ce personnage »
in Le Maître de Donjon : la disparition de James Dallas Egbert III (Partie I), 1991

Ce cas est devenu la source d’inspiration de livres et de téléfilms pour les quinze années suivantes, ainsi qu’un exemple mal-informé sur les pratiquants de jeux de rôles quand il s’agit d’identifier leurs problèmes potentiels.

La vérité sur cette histoire est qu’il s’est avéré qu’Egbert a tenté de se suicider dans les tunnels de la chaufferie. Son désir de passer à l'acte s’était construit à partir de son usage continu de drogues et, a finalement été déclenchée par le mécontentement de sa mère envers ses notes : il n’avait pas eu 20/20 de moyenne. Il s’est alors enfui et caché sous le campus, dans les tunnels de la chaufferie. Après avoir échoué dans sa tentative de suicide par overdose de médicaments, il se cacha chez un ami pendant un mois, avant de finalement refaire surface. Une année plus tard, il se suicida avec une arme à feu. Les médias ne retirèrent pas l’accent initial mis sur D&D. Monsieur Dear révéla cinq ans après que Dallas Egbert n’avait pas beaucoup joué à D&D et n’avait jamais participé à des « Grandeurs Nature ». [NdT toute l’histoire dans La Disparition de James Dallas Egbert III (ptgptb)]

Changement de stratégie

Les détracteurs ont tout d’abord affirmé que la pratique du jeu de rôles augmentait grandement le risque de suicide (Pulling, Radecki, B.A.D.D. & NCTV). Utilisant une liste de suicides supposément liés à D&D, ces affirmations se sont plus tard révélées être basées sur des données incorrectes. Même les recherches corrélatives basées sur les chiffres des suicides fournis par les détracteurs que sont les organisations B.A.D.D. et NCTV (National Coalition on Television Violence) (Paul Cardwell Jr, 1994) ont indiqué que le risque de suicide chez les rôlistes était de moins d’un dixième du taux moyen de suicide de la population globale des Etats-Unis. Le démontage des « preuves » des dangers de la pratique au jeu de rôles est devenu un thème récurrent.

Les opposants aux JdR ont par la suite affirmé que ses participants avaient une plus forte propension à avoir des comportements anti-sociaux comme les kidnappings, le vol, l’agression et même l’homicide (Radecki et Pulling). Les recherches des années suivantes ont prouvé que ces affirmations étaient également complètement erronées (Paul Cardwell Jr, 1994).

Parmi les opposants, ceux du côté de la religion se sont concentrés sur l’argument que les joueurs étaient amenés à suivre les voies de l’occultisme et du satanisme car la magie est un thème inclus dans certains jeux de rôles (Donjons & Dragons, Seulement un jeu ? 1986). De nombreuses recherches scientifiques ont fortement réfuté ce point en mettant à jour l’absence de corrélation statistique et également en montrant les importantes différences de personnalités entre les rôlistes et les personnes reconnues comme étant impliquées dans le satanisme. (Leeds, Stuart.1995)

Au final, les personnes religieuses luttant contre la pratique du jeu de rôles ont arrêté de créer ou d’utiliser des données « scientifiques » qui étaient sans cesse démontées, et n’ont pas pu continuer de capitaliser sur la vague de « panique satanique », très répandue dans les années 80 [NdT Le jeu de rôles et la droite chrétienne aux Etats-Unis (ptgptb)] . Ils ont plutôt orienté leurs efforts sur le « risque » général de s’écarter « du seul vrai dieu » en jouant à des jeux qui incluent des déités non-monothéistes, utilisant de nombreuses citations de la Bible comme « preuves ».

Ironiquement, il existe un groupe important et influent de chrétiens pratiquants, férus de jeux de rôles et rassemblés dans la Christian Gamers Guild, qui nient ces « risques » mis en avant par les autres groupes religieux. Ceci a amené à un nombre considérable d’invectives et de tensions entre les différentes organisations religieuses (Est-ce qu’un Chrétien peut jouer à Donjons & Dragons ?, 2001).

Le parti-pris des médias

Les médias n’ont absolument pas été un spectateur neutre dans cette polémique. Une étude publiée dans le Skeptical Inquirer (litt. L’Enquêteur Sceptique) à propos du biais potentiel de ces articles sur le débat indique ainsi :

« Les agences de presse The Associated Press et United Press International ont rapporté, entre 1979 et 1992, 111 histoires relatives aux jeux de rôles... Presque toutes ne citent que Donjons & Dragons, quand bien même il existe des centaines d’autres jeux sur le marché... Des 111 histoires, 80 étaient anti-JdR, 19 étaient hors-polémique, 9 étaient neutres et seulement 3 étaient pro-JdR. Ces 3 histoires proviennent toutes de United Press International qui est un service considérablement plus petit que The Associated Press. » Paul Cardwell Jr, 1994

Les partisans réfutent les « preuves » des détracteurs en s’appuyant sur un large ensemble de recherches scientifiques pointant des avantages potentiels, qui vont d’une diminution des risques sociaux et criminels (Paul Carwell Jr, 1994) à une maîtrise plus rapide d’une langue étrangère (Brian D. Philips, PHD, C.H. 1993). Beaucoup citent un développement solide des capacités de lecture, en mathématiques, en créativité, en jeu coopératif, en Histoire et de nombreuses autres capacités cognitives et créatives ainsi que des avantages thérapeutiques possibles (Kestrel, 2005).

La coopération

La pratique du jeu de rôles est par définition un passe-temps coopératif qui peut avoir en lui-même des bénéfices significatifs dans un monde où tout devient compétitif, à tout âge et à tous les niveaux de la société. Il y a un très faible choix d’activités sociales récréatives se déroulant autour d’une table et qui sont plus coopératives que compétitives de nature. Jessica Statsky, auteur de l’essai Children Need to Play, Not Compete (Les enfants ont besoin de jouer, pas d’être en compétition), a exprimé son inquiétude à propos de l’attitude hyper-compétitive envers les jeux, et l’absence d’activités coopératives en précisant :

« Leurs buts devraient être l'amusement, l'apprentissage et se retrouver avec des amis. Même si gagner apporte un plus au plaisir de jeu, beaucoup trop d’adultes perdent de vue ce qui compte et fait de la victoire le plus important des buts. » p. 157

Le retour des menaces

Du milieu jusqu’à la fin des années 90, les attaques sur la pratique du jeu de rôles diminuèrent. Ceci est peut-être dû au fait que ces mêmes organisations changèrent de cible et dirigèrent leurs efforts ailleurs comme sur les livres (du type Harry Potter), les jeux vidéos, les jeux en ligne, les films, la télévision et la musique. Il se peut aussi que ce soit une évolution parallèle au déclin du marché du jeu de rôles sur table, alors qu’il entrait en compétition avec ces médias récréatifs.

Toutefois, récemment, il y a eu un regain d’énergie de certains des vieux débats, et des brochures portant sur des arguments datant de 20 ans et déjà réfutés ont été réimprimées à l’identique.

En outre, alors que la pratique du jeu de rôles s’est étendue à d’autres pays, on y retrouve des débats similaires avec de manière surprenante un nouveau détracteur, :

« ... les Forces de Défense d’Israël en 2005. Elles sont arrivées avec une nouvelle tournure des arguments contre la pratique du jeu de rôles, et refusent des autorisations de haut niveau de sécurité à quiconque ayant participé à un jeu de rôles à un moment donné de sa vie » (Army Frowns on Dungeons and Dragons. L’armée désapprouve Donjons & Dragons, Israel News 28/02/2005)

La recherche scientifique

Dès 1998, il existait plus de 74 projets de recherches liés à divers aspects de la pratique du jeu de rôles (RPGStudies.net, 1998). Pendant plus de 30 ans, un large fond de travaux scientifiques corrélatifs s’est développé, ainsi que des études corollaires plus petites, réfutant les affirmations des détracteurs et signalant des bénéfices thérapeutiques potentiellement très efficaces dans les domaines sociaux, intellectuels et créatifs.

Il n’y a pas encore un ensemble suffisant de travaux détaillant sur le long terme et sur une grande échelle quelles parties de la pratique du jeu de rôles sont essentielles pour optimiser des bénéfices thérapeutiques, dans une logique de mise au point d’une thérapie efficace. Une telle tentative nécessiterait un projet correctement conçu, financé et appliqué sur le long terme, couvrant 10 à 20 ans. Il devrait suivre les besoins-clés d’une véritable recherche scientifique avec, entre autres, une objectivité absolue assurée par de nombreux groupes de contrôle et de suivi des multiples variables, et un nombre de sujets dans les milliers. Il existe un tel effort, actuellement à ses débuts, au RPG Research Project http://www.rpgresearch.com.

La bataille continue…

Avant qu’un tel ensemble écrasant de preuves ne soit clairement développé, le débat sur les pour et les contre de la pratique du jeu de rôles continuera à resurgir périodiquement. Dans le même temps, des millions de rôlistes continueront à jouer malgré la stigmatisation, tandis qu’encore plus de joueurs potentiels éviteront ou se verront interdits les bénéfices de la pratique du jeu de rôles, du fait d’une conception erronée et d’une désinformation propagée par des individus mal inspirés et des organisations, groupes religieux extrémistes, la presse et le grand public mal informé.

Sources écrites :

Dear, William C. The Dungeon Master: The Disappearance of James Dallas Egbert III. Bloomsbury Publishing Ltd, London. 1991.

Shanahan, Louise. Games Unsuspecting People Play: Dungeons & Dragons ; tract pour The Daughters of St. Paul. Catalog No. PM0798. 1984

Statsky, Jessica. Children Need to Play, Not Compete. Beyond Fundamentals - Exposition, Argumentation, and Narration. A Custom Text and Reader for Eastern Washington University. Ed. Boston & New York: Bedford / St. Martin's, 2006. 156-159

Sources depuis des sites Internet

Cardwell, Jr. Paul. The Attacks on Role-Playing Games. Skeptical Inquirer Vol. 18 No. 2 Winter 1994 157-168. http://www.rpgstudies.net/cardwell/attacks.html

Greenberg, Hanan. Army Frowns on Dungeons and Dragons Israel News 28/02/2005  Accédé en avril 2007.

Kestrel, F.M., Gwendolyn. Working Hard At Play. Mars 2005. http://www.newhorizons.org/strategies/literacy/kestrel.htm Accédé en avril 2007.

Leeds, Stuart. Personality, Belief in the Paranormal, and Involvement with Satanic Practices Among Young Adult Males: Dabblers Versus Gamers. Cultic Studies Journal Vol. 12 No. 2 1995 148-165.

Phillips, David, Brian. Ph.D., C.H. Role-Playing Games in the English as a Foreign Language Classroom.1993. http://www.rpg.net/larp/papers/eflrpg.html  Accédé en avril 2007.

Pratte, David. Dungeons & Dragons, Only A Game?. Date de publication originale inconnue. Réimprimé en 1986, Australia. http://www.espministries.com/topic_dungeons.htm Accédé en avril 2007.

RPG Studies.net. Studies About Fantasy Role-Playing Games. Ed. Not Listed. Last Updated 2002. Accessed April 12th, 2007. http://www.rpgstudies.net/ Accédé en avril 2007

Schnoebelen, William. Should A Christian Play Dungeons & Dragons?. 2001. http://www.chick.com/articles/frpg.asp Accédé en avril 2007.

Stackpole, A., Michael. “Pat Pulling, Dungeons and Dragons and Satanism.” 1990. The Church of Y Tylwyth Teg. http://www.tylwythteg.com/lawguide/pulling.html rev. 1999. Accédé en avril 2007. en français : le Rapport Pulling

Autres Réferences

Studies About Fantasy Role-Playing Games 1998 http://www.rpgstudies.net/

 


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Traduit par Thomas Krauss. extrait de Other Minds Magazine, avec l'aimable autorisation de la rédaction. Aucune reproduction n'est permise sans l'accord de Other Minds Magazine.