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Gauche ou droite?

M. Joseph Young

Nos choix font-ils vraiment une différence ? Un MJ nous présente une autre façon de " faire le plan du Donjon "

Vous descendez dans les ténèbres, la lumière tremblotante de votre torche projette de grotesques ombres vivantes sur les murs grossiers. Les marches de pierre taillée sont inégales, peut-être déformées par les années. Vous avancez avec précaution et vous atteignez finalement le fond, un passage que ni homme ni elfe n’a foulé depuis des temps immémoriaux. Pourtant, quelque chose est passé par ici.

Vous suivez le passage sur cinq, dix, quinze mètres, et arrivez alors à un croisement en « T ». Vous devez vous décider. Vous n’avez aucune idée de vers où ces tunnels mènent. Vous avez entendu des histoires de fabuleuses richesses, mais vous savez aussi que la mort peut vous attendre au tournant quelques mètres plus loin. Tout dépend de ce que vous choisirez.

« Droite ou gauche ? » La voix du maître de jeu vous fait passer d’une réalité à une autre. Vous devez faire un choix, et, pour ce que vous en savez, il n’y a aucune différence entre aller dans une direction ou dans l’autre. Et pourtant, vous savez que c’est différent, que cette décision va déterminer tout ce qui va se passer à partir de cet instant.

[NdT « Two roads diverge in a woods, and I -
I took the one less traveled by
And it has made all the difference »

« Deux chemin divergent dans la forêt, et moi -
Moi je pris le moins emprunté
Et cela fit toute la différence » ]

« Euh… je sais pas. Vous voulez aller par où, les gars ? » C’est pas vraiment la peine de demander, ils n’en savent pas plus que vous. Faites votre choix. Tirez à pile ou face, pour ce que ça change. Mais justement, ça fait toute la différence, comme le suggère le poème de Robert Frost. [NdT]

Nos aventures comportent souvent ce genre de choix. On arrive à une bifurcation de la route, ou à un tunnel latéral, ou à une porte dans un donjon. On saute à bord d’un vaisseau spatial et on décolle pour une autre planète. A ces moments on doit décider où aller, sans avoir aucune information. Personne ne sait quelles aventures nous attendent dans l’une ou l’autre direction.

Et bien ce n’est pas tout à fait vrai. Il y a un gars à la table qui sait ce qui nous attend et qui peut probablement deviner le résultat de la partie de ce soir en se basant sur ce choix. C’est l’andouille aux lunettes assis de l’autre côté de ces bouts de cartons dressés qui masquent la carte à vos yeux fureteurs : le meneur de jeu. Si seulement vous pouviez lui demander dans quelle direction aller…

Mais c’est inutile. C’est la vieille histoire de la dame ou du tigre. Vous la connaissez : un soldat romain et une noble dame tombèrent amoureux, mais c’était un amour interdit. Lorsqu’ils furent découverts, le soldat fut condamné à faire un choix. Il descendit dans l’arène, et on lui présenta deux portes. Derrière l’une, il y aurait une belle jeune femme qui l’épouserait sur le champ, et ils vivraient ensemble par la suite. L’autre porte retiendrait un tigre très affamé et très en colère qui lui ferait subir à coup sûr une mort atroce. Personne ne savait quelle porte menait à quoi, sauf la noble dame qui avait beaucoup d’influence et qui s’était débrouillée pour le savoir. Donc, lorsque son amant apparût devant la foule, ses yeux se tournèrent vers elle, et par un signe elle lui indiqua quelle porte choisir. Sans hésiter il y alla et ouvrit la porte.

Dans la version classique, l’histoire s’arrête ici. L’auteur ne dit jamais ce qui en sortit. A la place, il demande ce que nous pensons que c’était. Après tout, si c’est le tigre qui jaillit, la dame devra regarder l’amour de sa vie se faire mettre en pièces, et vivre avec ce souvenir pour le restant de ses jours. Mais si c’est la femme, elle devra le regarder épouser une autre, et le voir passer sa vie avec quelqu’un d’autre, pas elle. Il n’est donc pas facile de savoir ce qu’elle choisirait. Et peut-être qu’il ne devrait pas avoir trop confiance en son choix. Mais peut-être croit-il que quel que soit son choix, ce sera ce qu’elle aura voulu, et par conséquent le mieux pour leur amour.

La morale de cette histoire pour les rôlistes, s’il y en a une, c’est de ne pas demander à un personnage non-joueur dans quelle direction aller. Le type qui prend les décisions pour eux sait ce qui s’étend dans toutes les directions, et vous lui avez filé une corvée telle qu’il va devoir vous filer autant de mauvaises infos que de bonnes. Mais là aussi il y a une leçon pour les meneurs de jeu, si on peut la trouver.

Si vous êtes le meneur, quelqu’un vous posera la question, et vous allez devoir y répondre. Pour vous l’affaire est plus délicate. Vous savez ce que les joueurs ne savent pas, et pourtant vous ne pouvez pas vous en servir comme base pour répondre. Ah bon ? Peut-être que si. Tout comme la dame, vous pouvez choisir ce que vous voulez qu’il arrive, pour le meilleur ou pour le pire. Si vous utilisez ce savoir judicieusement, les joueurs ne peuvent pas deviner dans quelle direction vous les dirigez, ou même si vous les dirigez, à n’importe quel moment. Ils peuvent juste suivre votre conseil ou le rejeter. Vous pouvez leur montrer le chemin le plus facile, ou le plus dur, selon les besoins de la partie.

Mais peut-être que vous pouvez faire plus.

Ron Edward parle parfois de ce qu’il appelle l’indice flottant. C’est une idée qui peut sauver des parties, particulièrement des parties d’enquête ou d’énigmes, lorsque les personnages- joueurs ont besoin de trouver certaines informations pour découvrir la vérité. Dans la plupart des parties de ce genre, le meneur aura décidé de qui sait quoi, et attend que le joueur fasse le tour en posant les bonnes questions. Ainsi, il peut être essentiel qu’ils interrogent le jardinier sur la nuit du meurtre, parce qu’il a vu le maître quitter la maison aux environs de seize heures. Le problème est que s’ils ne vont jamais parler au jardinier ou ne lui posent pas la bonne question, ils ne reçoivent pas cette information vitale et ne peuvent pas résoudre l’affaire. L’histoire fait chou-blanc.

L’indice flottant permet d’aplanir cette difficulté de manière élégante. En concevant le scénario, vous détachez les informations que les personnages doivent découvrir des sources qui les révéleront. Maintenant, il est essentiel que les personnages découvrent que le maître a quitté la maison vers seize heures, et nous savons que l’un des domestiques le sait. Mais peut importe qu’ils parlent au jardinier (« Je l’ai vu démarrer et sortir dans la rue »), au chauffeur (« J’ai demandé s’il voulait que je le conduise »), au majordome (« Il voulait sa valise »), à la bonne (« J’étais en train de ranger le boudoir »), ou au cuisinier (« Il a pris son thé un peu tôt, et j’ai été surpris de le voir sortir par la porte arrière vers le garage »). Mais ils ne savent pas tous qu’il est parti : seulement celui que les personnages questionnent.

Et il me semble que vous pouvez faire cela à un tout autre niveau. Nous pouvons repenser toute la structure de nos univers, et notre façon de les concevoir et de les construire, en comprenant quand un choix devrait et ne devrait pas décider du destin des personnages.

Vous faites probablement vos scénarios comme je fais pas mal des miens. Je dessine une carte, je marque chaque pièce d’une lettre (j’utilise des lettres, sans raison particulière ; parfois avec des indices ou de doubles lettres), et je rédige une légende correspondante indiquant ce qui se trouve à chaque endroit et ce que se passera lorsque les personnages entreront. Bien sûr, je fais tout ça d’un coup. Mais au bout du compte, j’ai un plan d’étage soigneusement tracé et annoté, et j’espère que mes joueurs le traverseront autant que possible dans l’ordre pour lequel il a été conçu. Mais les joueurs sont plein de surprises : ils vont à gauche quand vous étiez certains qu’ils iraient à droite, trouvent l’entrée de derrière par laquelle vous comptiez les faire sortir, prenant les forces ennemies par revers. Les plans les mieux préparés sont soumis aux caprices du choix, et d’un choix au pif qui plus est.

Mais imaginez faire les choses de cette façon. Dessinez un plan avec des pièces interconnectées, mais vous ne les étiquetez pas. Rédigez un certain nombre de descriptions de pièces (vous n’avez pas besoin des dimensions - elles sont sur le plan - juste du contenu). Mettez les dans l’ordre dans lequel vous voulez qu’elles soient ouvertes. Lorsque la partie commence, laissez les joueurs se ronger sur leur décision : gauche ou droite, cette porte ou l’autre au bout de l’entrée. Dès qu’ils ont fait leur choix, annotez la carte. Lisez les descriptions juste dans l’ordre où elles sont sur le papier, sans vous soucier de la disposition du complexe. Tout à coup, les choix ne comptent plus qu’en apparence : les personnages feront toutes les rencontres dans l’ordre que vous aviez prescrit, où qu’ils décident d’aller.

Vous n’avez sans doute pas envie de les mettre au courant de ce que vous faites : ils penseront que vous les avez juste privés de leur choix, et d’une certaine façon c’est vrai. Mais vu d’une autre façon, vous ne les avez pas privés de quoi que ce soit d’important. Les décisions qui comptent sont toujours entièrement entre leurs mains. Tout ce que vous avez fait est de rendre plus difficile de faire dérailler l’aventure, d’arriver à la fin au mauvais moment, de manquer la pièce avec l’objet ou l’information indispensable. Les événements se dérouleront désormais dans l’ordre que vous aviez prévu, pas dans un ordre aléatoire résultant des choix aveugles des personnages. Tout comme l’indice flottant, vous vous retrouvez avec des rencontres flottantes.

Et ne le faites pas à chaque fois. Les joueurs ne s’en rendront pas compte pendant un long moment, mais une fois qu’ils l’ont fait vous perdez quelque chose. Ils ne s’échineront plus sur chacun de leur choix, parce que choisir n’a aucun sens ; ce n’est que de la déco dans l’histoire, comme l’ombre grotesque dans la lumière tremblotante de la torche. Pour la plupart des joueurs, vous ne pouvez pas leur dire que leurs choix importent peu, que la direction qu’ils suivent, quelle qu’elle soit, les amène au même endroit. Alors ne le faites pas à chaque fois. Ne leur laissez pas discerner la logique derrière tout ça. Mais essayez-le pour un niveau, pour une partie, pour une aventure. Même si vous ne recommencez jamais, vous comprendrez quelque chose sur la façon dont vous donnez forme à la réalité que vous leur présentez, et comment vous pouvez la modeler comme il vous plait dès que c’est nécessaire.

Pour ceux d’entre vous qui connaissent Ron, je suis sûr qu’il ne recommanderait pas cette idée. Pour lui, l’indice flottant est une façon de donner plus de contrôle aux joueurs. Ceci donne plus de contrôle au meneur. Mais fondamentalement, c’est utiliser la même astuce pour obtenir un résultat différent. L’objectif est toujours le même : s’assurer que ce dont on a besoin en premier soit trouvé en premier, et que ce qui doit attendre attende. L’usage est différent, mais la technique est la même.

Maintenant vous m’excuserez, j’ai un scénario d’espionnage/commando à fignoler pour Multiverser dans lequel cela pourrait bien être une solution élégante à certain problèmes complexes.

La semaine prochaine, quelque chose de différent.


M. Joseph Young est le coauteur de Multiverser et le Vice-Président chargé du Développement de Valdron Inc. Ces nombreuses contributions à la littérature électronique sont indexées par commodité, et il attend d’en discuter par courriel  ou sur les forums Gaming Outpost.
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Traduit par Pierre Buty. Tiré de Gaming Outpost, avec l'aimable autorisation de M. Joseph Young. 
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