[NdT « Two roads diverge in a woods, and I -
I took the one less traveled by
And it has made all the difference »
« Deux chemin divergent dans la forêt, et moi -
Moi je pris le moins emprunté
Et cela fit toute la différence » ] |
« Euh… je sais pas. Vous voulez aller par où, les gars ? » C’est pas
vraiment la peine de demander, ils n’en savent pas plus que vous. Faites
votre choix. Tirez à pile ou face, pour ce que ça change. Mais justement,
ça fait toute la différence, comme le suggère le poème de Robert Frost.
[NdT]
Nos aventures comportent souvent ce genre de choix. On arrive à une
bifurcation de la route, ou à un tunnel latéral, ou à une porte dans un
donjon. On saute à bord d’un vaisseau spatial et on décolle pour une autre
planète. A ces moments on doit décider où aller, sans avoir aucune
information. Personne ne sait quelles aventures nous attendent dans l’une ou
l’autre direction.
Et bien ce n’est pas tout à fait vrai. Il y a un gars à la table qui
sait ce qui nous attend et qui peut probablement deviner le résultat de la
partie de ce soir en se basant sur ce choix. C’est l’andouille aux
lunettes assis de l’autre côté de ces bouts de cartons dressés qui
masquent la carte à vos yeux fureteurs : le meneur de jeu. Si seulement vous
pouviez lui demander dans quelle direction aller…
Mais c’est inutile. C’est la vieille histoire de la dame ou du tigre.
Vous la connaissez : un soldat romain et une noble dame tombèrent amoureux, mais c’était
un amour interdit. Lorsqu’ils furent découverts, le soldat fut condamné à
faire un choix. Il descendit dans l’arène, et on lui présenta deux portes.
Derrière l’une, il y aurait une belle jeune femme qui l’épouserait sur
le champ, et ils vivraient ensemble par la suite. L’autre porte retiendrait
un tigre très affamé et très en colère qui lui ferait subir à coup sûr
une mort atroce. Personne ne savait quelle porte menait à quoi, sauf la noble
dame qui avait beaucoup d’influence et qui s’était débrouillée pour le
savoir. Donc, lorsque son amant apparût devant la foule, ses yeux se
tournèrent vers elle, et par un signe elle lui indiqua quelle porte choisir.
Sans hésiter il y alla et ouvrit la porte.
Dans la version classique, l’histoire s’arrête ici. L’auteur ne dit
jamais ce qui en sortit. A la place, il demande ce que nous pensons que c’était.
Après tout, si c’est le tigre qui jaillit, la dame devra regarder l’amour
de sa vie se faire mettre en pièces, et vivre avec ce souvenir pour le
restant de ses jours. Mais si c’est la femme, elle devra le regarder
épouser une autre, et le voir passer sa vie avec quelqu’un d’autre, pas
elle. Il n’est donc pas facile de savoir ce qu’elle choisirait. Et
peut-être qu’il ne devrait pas avoir trop confiance en son choix. Mais
peut-être croit-il que quel que soit son choix, ce sera ce qu’elle aura
voulu, et par conséquent le mieux pour leur amour.
La morale de cette histoire pour les rôlistes, s’il y en a une, c’est
de ne pas demander à un personnage non-joueur dans quelle direction aller. Le
type qui prend les décisions pour eux sait ce qui s’étend dans toutes les
directions, et vous lui avez filé une corvée telle qu’il va devoir vous
filer autant de mauvaises infos que de bonnes. Mais là aussi il y a une
leçon pour les meneurs de jeu, si on peut la trouver.
Si vous êtes le meneur, quelqu’un vous posera la question, et vous allez
devoir y répondre. Pour vous l’affaire est plus délicate. Vous savez ce
que les joueurs ne savent pas, et pourtant vous ne pouvez pas vous en servir
comme base pour répondre. Ah bon ? Peut-être que si. Tout comme la dame,
vous pouvez choisir ce que vous voulez qu’il arrive, pour le meilleur ou
pour le pire. Si vous utilisez ce savoir judicieusement, les joueurs ne
peuvent pas deviner dans quelle direction vous les dirigez, ou même si vous
les dirigez, à n’importe quel moment. Ils peuvent juste suivre votre
conseil ou le rejeter. Vous pouvez leur montrer le chemin le plus facile, ou
le plus dur, selon les besoins de la partie.
Mais peut-être que vous pouvez faire plus.
Ron Edward parle parfois de ce qu’il appelle l’indice flottant. C’est
une idée qui peut sauver des parties, particulièrement des parties d’enquête
ou d’énigmes, lorsque les personnages- joueurs ont besoin de trouver
certaines informations pour découvrir la vérité. Dans la plupart des
parties de ce genre, le meneur aura décidé de qui sait quoi, et attend que
le joueur fasse le tour en posant les bonnes questions. Ainsi, il peut être
essentiel qu’ils interrogent le jardinier sur la nuit du meurtre, parce qu’il
a vu le maître quitter la maison aux environs de seize heures. Le problème
est que s’ils ne vont jamais parler au jardinier ou ne lui posent pas la
bonne question, ils ne reçoivent pas cette information vitale et ne peuvent
pas résoudre l’affaire. L’histoire fait chou-blanc.
L’indice flottant permet d’aplanir cette difficulté de manière
élégante. En concevant le scénario, vous détachez les informations que les
personnages doivent découvrir des sources qui les révéleront. Maintenant,
il est essentiel que les personnages découvrent que le maître a quitté la
maison vers seize heures, et nous savons que l’un des domestiques le sait.
Mais peut importe qu’ils parlent au jardinier (« Je l’ai vu démarrer et
sortir dans la rue »), au chauffeur (« J’ai demandé s’il voulait que je
le conduise »), au majordome (« Il voulait sa valise »), à la bonne (« J’étais
en train de ranger le boudoir »), ou au cuisinier (« Il a pris son thé un
peu tôt, et j’ai été surpris de le voir sortir par la porte arrière vers
le garage »). Mais ils ne savent pas tous qu’il est parti : seulement celui
que les personnages questionnent.
Et il me semble que vous pouvez faire cela à un tout autre niveau. Nous
pouvons repenser toute la structure de nos univers, et notre façon de les
concevoir et de les construire, en comprenant quand un choix devrait et ne
devrait pas décider du destin des personnages.
Vous faites probablement vos scénarios comme je fais pas mal des miens. Je
dessine une carte, je marque chaque pièce d’une lettre (j’utilise des
lettres, sans raison particulière ; parfois avec des indices ou de doubles
lettres), et je rédige une légende correspondante indiquant ce qui se trouve
à chaque endroit et ce que se passera lorsque les personnages entreront. Bien
sûr, je fais tout ça d’un coup. Mais au bout du compte, j’ai un plan d’étage
soigneusement tracé et annoté, et j’espère que mes joueurs le
traverseront autant que possible dans l’ordre pour lequel il a été conçu.
Mais les joueurs sont plein de surprises : ils vont à gauche quand vous
étiez certains qu’ils iraient à droite, trouvent l’entrée de derrière
par laquelle vous comptiez les faire sortir, prenant les forces ennemies par
revers. Les plans les mieux préparés sont soumis aux caprices du choix, et d’un
choix au pif qui plus est.
Mais imaginez faire les choses de cette façon. Dessinez un plan avec des
pièces interconnectées, mais vous ne les étiquetez pas. Rédigez un certain
nombre de descriptions de pièces (vous n’avez pas besoin des dimensions -
elles sont sur le plan - juste du contenu). Mettez les dans l’ordre dans
lequel vous voulez qu’elles soient ouvertes. Lorsque la partie commence,
laissez les joueurs se ronger sur leur décision : gauche ou droite, cette
porte ou l’autre au bout de l’entrée. Dès qu’ils ont fait leur choix,
annotez la carte. Lisez les descriptions juste dans l’ordre où elles sont
sur le papier, sans vous soucier de la disposition du complexe. Tout à coup,
les choix ne comptent plus qu’en apparence : les personnages feront toutes
les rencontres dans l’ordre que vous aviez prescrit, où qu’ils décident
d’aller.
Vous n’avez sans doute pas envie de les mettre au courant de ce que vous
faites : ils penseront que vous les avez juste privés de leur choix, et d’une
certaine façon c’est vrai. Mais vu d’une autre façon, vous ne les avez
pas privés de quoi que ce soit d’important. Les décisions qui comptent
sont toujours entièrement entre leurs mains. Tout ce que vous avez fait est
de rendre plus difficile de faire dérailler l’aventure, d’arriver à la
fin au mauvais moment, de manquer la pièce avec l’objet ou l’information
indispensable. Les événements se dérouleront désormais dans l’ordre que
vous aviez prévu, pas dans un ordre aléatoire résultant des choix aveugles
des personnages. Tout comme l’indice flottant, vous vous retrouvez avec des
rencontres flottantes.
Et ne le faites pas à chaque fois. Les joueurs ne s’en rendront pas
compte pendant un long moment, mais une fois qu’ils l’ont fait vous perdez
quelque chose. Ils ne s’échineront plus sur chacun de leur choix, parce que
choisir n’a aucun sens ; ce n’est que de la déco dans l’histoire, comme
l’ombre grotesque dans la lumière tremblotante de la torche. Pour la
plupart des joueurs, vous ne pouvez pas leur dire que leurs choix importent
peu, que la direction qu’ils suivent, quelle qu’elle soit, les amène au
même endroit. Alors ne le faites pas à chaque fois. Ne leur laissez pas
discerner la logique derrière tout ça. Mais essayez-le pour un niveau, pour
une partie, pour une aventure. Même si vous ne recommencez jamais, vous
comprendrez quelque chose sur la façon dont vous donnez forme à la réalité
que vous leur présentez, et comment vous pouvez la modeler comme il vous
plait dès que c’est nécessaire.
Pour ceux d’entre vous qui connaissent Ron, je suis sûr qu’il ne
recommanderait pas cette idée. Pour lui, l’indice flottant est une façon
de donner plus de contrôle aux joueurs. Ceci donne plus de contrôle au
meneur. Mais fondamentalement, c’est utiliser la même astuce pour obtenir
un résultat différent. L’objectif est toujours le même : s’assurer que
ce dont on a besoin en premier soit trouvé en premier, et que ce qui doit
attendre attende. L’usage est différent, mais la technique est la même.
Maintenant vous m’excuserez, j’ai un scénario d’espionnage/commando
à fignoler pour Multiverser dans lequel cela pourrait bien être une
solution élégante à certain problèmes complexes.
La semaine prochaine, quelque chose de différent.
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