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Ceux d’entre vous qui sont familiers avec le JdR Dying
Earth connaissent son système de Persuasion/Dissuasion. Pour simuler les
tours, détours et circonvolutions de la sublime source d’inspiration
écrite par Jack Vance, le jeu traite les tentatives de persuasion avec la
même structure que le combat. Vous engagez une série de passes contre votre
opposant et vice versa. Une fois entré dans la bataille des mots, il est
difficile de s’en désengager. Les protagonistes s’épuisent au fur et à
mesure; le perdant de cette guerre d’usure en subit les désastreuses
conséquences.
Dans un combat au sens propre - également une option de Dying Earth,
du genre à vous emporter rapidement et méchamment- le perdant meurt, ou est
mis hors de combat puis tué. La mort a une longue histoire en JdR, et bien
que nous aimions rarement que notre personnage soit tué, nous l’acceptons
comme une désagréable nécessité. Sans la menace de la mort, le frisson de
l’aventure perd de son piquant. Alors, même si la mort est quelque chose
que nous préférons voir s’appliquer aux monstres, aux PNJ, et
occasionnellement aux PJ des autres joueurs, lorsque son doigt blanchi se
pointe vers nous, la culture rôliste nous apprend à l’accepter avec une
sereine sportivité.
Dans les duels de persuasion de Dying Earth, un résultat désastreux
est infiniment moins permanent que la mort. Vous pouvez être entraîné dans
un pari ridicule qui vous fera perdre quelques pièces - qui sont déjà une
commodité des plus transitoires. Vous vous retrouvez à ouvrir une porte que
vous ne vouliez pas ouvrir, ou être forcé à porter un chapeau ridicule. En
clair, votre PJ sera embarrassé.
Cela semble être un revers bien plus insignifiant que la mort, n’est-ce pas
? Mais la culture rôliste, ou au moins un de ses courants les plus bruyants,
résiste âprement à ce type de mécanisme. Le contrôle des actions du
personnage doit toujours rester entre les mains du joueur. Toute règle qui y
contrevient, y compris le système de Traits de Pendragon et ses
nombreux descendants, est frappée d’anathème.
La réponse à ce problème repose au coeur émotionnel de l’expérience
rôliste, le fantasme de pouvoir. Nous jouons à des jeux d’aventures non
seulement pour l’excitation, mais également pour un sentiment de maîtrise
et de contrôle plus grand que nature. Pour beaucoup de joueurs, la
possibilité de mourir n’est qu’une partie du pacte. En outre, les règles
sont biaisées de telle façon que les personnages-joueurs ne meurent presque
jamais - le gros des expirations et des agonies est laissé aux hordes d’orcs,
aux sous-fifres et aux mutants de l’espace, tous porteurs de nombreux points
d’expérience.
Pour beaucoup de joueurs, la perte de contrôle est pire que la mort, parce qu’elle
relève beaucoup moins de l’imaginaire. Si Sir Gilbert meurt empalé [sur
une lance tenue] par les mains noueuses d’un chef de tribu orque, ou
terrassé par un gaz empoisonné, c’est un événement exceptionnel qui a
peu de réalité émotionnelle. Les épisodes embarrassants, d’un autre
côté, sont des choses dont nous souffrons tous, bien trop souvent.
Expérimenter une séparation entre ses désirs conscients et ses pulsions
émotionnelles, se comporter d’une façon alors qu’intellectuellement vous
savez que vous devez vous comporter autrement, c’est être humain. Pour
certains d’entre nous, pourtant, l’expérience est tellement chargée qu’elle
est positivement radioactive.
Avertissement: petite controverse. Certaines personnes s’échauffent
vite à la simple suggestion qu’il y a un type de personnalité ou de
sous-culture associé au JdR. Le reste du texte va vraiment les énerver. Ils
feraient mieux d’arrêter de lire tout de suite.
Je ne pense pas partir complètement en vrille quand je dis que nous
sommes une glorieuse tribu de polards, et que, en tant que telle, nous avons
tendance à avoir certains traits de caractère plutôt que d’autres. De
plus, je soupçonne que nous avons plus que notre lot de personnes pour qui la
séparation entre réflexion et émotion est une question particulièrement
pénible. Nombre d’entre nous sont, à un degré ou à un autre, mal à l’aise
dans des situations sociales normales. Le jeu de rôle tout entier peut être
vu comme une forme alternative de socialisation où les frontières des
interactions sont mathématiquement codifiées - et où, en plus, vous gagnez
des super pouvoirs.
C’est par conséquent la forme ultime de loisir pour les gens intelligents
qui ont peur des émotions et ont des problèmes relationnels.
Sauf lorsque les jeux en viennent à des systèmes de persuasion. Ils brisent
les frontières, faisant appel à des émotions que vous préféreriez
éviter. Perdre le contrôle de son personnage c’est comme perdre le
contrôle de soi-même. Pire, ce que fait votre personnage lorsqu’il est
persuadé ou contrôlé et très probablement sinon traumatisant, du moins
embarrassant. Ces règles vous énervent et vous volent le pouvoir que vous
étiez venu chercher à la table de jeu.
Ce n’est pas étonnant que les joueurs qui ressentent les choses ainsi
évitent les jeux avec des systèmes de persuasion ou d’altération du
comportement.
Pourtant presque tous les jeux de fantasy, en commençant par le
grand-père de tous, Donjons & Dragons, contiennent des sortilèges
qui contrôlent les personnages et modifient leur comportement. Ils le font
depuis le début du JdR. Et cependant ils ne s’attirent pas autant de
critiques. Pourquoi en est-il ainsi ?
Ce n’est pas une question de logique de genre, comme on pourrait tout d’abord
le penser. La différence tient dans la profondeur à laquelle le système
incriminé est enraciné dans les règles. Le système de
Persuasion/Dissuasion de Dying Earth ou les traits de Pendragon
sont au cœur des mécanismes du jeu. Ils peuvent s’appliquer à tout moment
sur chaque joueur. Ils sont profondément imbriqués dans le système et vont
donc intervenir souvent. Tous les joueurs doivent s’attendre à y faire
face.
Les sorts comme « Charme Personne » ne sont pas aussi profondément
enracinés. Ils font partie de ce que j’appelle les « petits plus », un
parmi les méga-millions de pouvoirs auxquels un personnage peut ou non avoir
accès. On les rencontre bien moins couramment que les mécanismes de base.
En réalité, je pense que c’est largement une contre-vérité que de dire
que les joueurs qui haïssent les systèmes qui modifient le comportement du
personnage les acceptent quand ils sont appelés « sortilèges ». Ils
haïssent tout autant les sortilèges. Mais il est possible de prendre des
mesures pour éviter ce genre de « petits plus ». Vous pouvez, dans le cadre
du jeu, blinder votre personnage en Sagesse, Volonté ou quelque autre valeur
qui vous protègera des ces éventualités si détestées.
Les mesures nécessaires pour faire pression sur le MJ sont plus du domaine de
la résistance ou de l’agression, que pour les jeux avec contrôle de
comportement (sont plus profondément enracinés). Pour les éviter dans Dying
Earth ou Pendragon, vous devez abandonner et refuser carrément de
jouer à ces jeux. Mais vous pouvez accepter de jouer à D&D où un
autre jeu à « petits plus », et ensuite pester et râler chaque fois que
vous vous faites choper par un de ces pouvoirs. Vous pouvez dire au MJ que
vous avez horreur que votre perso soit contrôlé ou ensorcelé, et que vous
préféreriez plutôt qu’il meure. La plupart des MJ accepteront que vous
continuiez à jouer et les sorts de contrôle qu’ont prévus les PNJ
viseront plutôt vos compagnons de jeu. Ou ils abandonneront complètement ce
genre de « petits plus ».
Est-ce que satisfaire aux goûts d’un joueur quant au contrôle de son
personnage est différent de fournir des opportunités d’interprétation aux
partisans de l’Actor Studio, ou des scènes de bastons aux fans d’action ?
Pas du tout. Si nous, créateurs de jeu, ne devons pas nous sentir contraints
de répondre de façon équitable à tous les goûts quand nous concevons des
règles, nous ne devrions pas non plus être surpris lorsque ceux dont nous
ignorons les goûts refusent de jouer à nos jeux.
Jusqu’à ce que nous développions des pouvoirs de contrôle mental à l’échelle
de la planète, bien sûr.
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