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Le problème de l'armure

Steven Satak

Exploration des abus potentiels dans les jeux de rôles traditionnels

Rééquilibrer la partie en s’attaquant aux armures

 

En ce qui me concerne, j’estime qu’un bon JdR est un JdR équilibré, un jeu qui empêche les abus durant les parties. Pourquoi ?

C’est bien simple. Quoi que vous puissiez avoir lu jusqu’ici et malgré les expériences que les créateurs de JdR aimeraient que vous viviez dans vos propres parties, la plupart des joueurs sont des gens conditionnés par leur culture. Et la plupart des cultures définissent le succès dans la vie (ou dans toute autre activité) en termes de victoire ou de défaite. En dépit de la nature fondamentalement narrative et supposément « non-compétitive » de la majorité des jeux de rôles, le fait est que les gens se font concurrence selon ces critères. Que cela nous plaise ou non, les joueurs s’efforcent d’arriver au sommet, en luttant contre les autres, le MJ et les règles. Alors qui, avec cette pression de compétition, fera en sorte que le roleplay, l’immersion et le plaisir prendront les rênes ?

L’Expert des Règles (Rules Lawyer) ne le fera pas. Il n’est intéressé que par les règles écrites, pas par le contrat social implicite au jeu. Son but est d’acquérir du pouvoir dans le cadre strict du jeu -ainsi que dans ses failles- tel qu’il est écrit dans les livres de règles. Si le jeu est déséquilibré, ou si l’équilibrage est laissé au gré d’un MJ négligent, tant mieux. Cet état de fait ne rend le travail de l’Expert que plus facile. Son but est de manipuler et de triompher au travers d’une adroite interprétation des règles.

Le Grosbill ne le fera pas. Il recherche le pouvoir, en quantité, et tout ce qui empêche son personnage de devenir le « meilleur des meilleurs des meilleurs » le contrarie. Ce type de joueur pliera, brisera et écrasera les règles pour renforcer son ego. Il les pousse aussi loin que possible selon un principe essentiel : « Ne pas se faire prendre ». Bien entendu, le résultat final est que le Grosbill va également plier, briser et piétiner l’histoire et les autres joueurs. Mais il est là pour ça

La Joueuse Occasionnelle ne le fera pas, elle non plus. Elle n’est là que parce qu’elle s’ennuie, parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire, ou parce que son petit ami jouait ce soir-là. Elle n’accorde aucune importance au jeu et à tout ce qui lui est lié - non pas qu’elle soit assoiffée de pouvoir, ou qu’elle soit méchante et cruelle, mais parce qu’il y a de fortes chances qu’elle ne soit même pas présente à la prochaine séance.

 

Ce que je demande ­ l’équilibre - est moins un appel à plus de réalisme qu’une exhortation aux MJ pour la continuité, les conséquences et l’équité. Nous nous y attendons dans la vraie vie - pourquoi pas ici ? Passer outre, c'est comme resquiller dans une file d’attente avec pour excuse que personne n’a explicitement dit que vous ne pouviez pas le faire mais seulement que vous ne devriez pas. La « bonne pratique du jeu du rôles » arrive grâce aux joueurs mûrs - et tout le monde n’est pas enthousiaste à l’idée de grandir. Je parle ici d’un état d’esprit particulier. Le JdR ne consiste pas à enfoncer le MJ et ses PNJ, ou les autres joueurs et leurs PJ.

Ce que je veux dire ? Et bien, voyez les jeux comme un rêve éveillé et structuré : vous participez à des grandes histoires d’aventures (comme Le Seigneur des Anneaux). Bon, il est vrai que Gandalf aurait pu chevaucher cet oiseau géant et mettre le cap sur le Mordor pour jeter l’anneau dans le volcan avant que les méchants ne l’aient vu. Fin du pénible Anneau Unique, hein ? Mais cela aurait laissé Mr Tolkien avec une série de livres remplis de pages blanches - et vous et vos amis sans aventure. L’essentiel est que vous n’êtes pas en train de chercher à abuser de l’univers ou de l’histoire mais de les vivre et de jouer un rôle dans de grands accomplissements.

Cet article a été écrit à l’origine pour un compagnon de jeu avec derrière lui plus de vingt ans de pratique intensive du jeu de rôles (principalement Rolemaster) et qui en avait assez des abus des joueurs sur les armures. Nous avons discuté de plusieurs points qui nous paraissaient exagérés, mais nous avons décidé de commencer par cet article puis l’enrichir d’autres points si le temps et le sujet le permettaient.

 

Protection personnelle élevée - ou « C'est QUOI cette classe d'armure de fou?! »

Une note avant de commencer. La protection personnelle élevée entre dans la catégorie des « abus passifs ». Ça ne veut pas dire « moins déstabilisant » : les abus passifs sont tout simplement plus durs à détecter et à gérer. Un abus passif prend plus de temps pour faire son sale boulot et se base habituellement sur des failles ou abus subtils des règles. Mais il est tout aussi destructeur pour les campagnes de longue haleine que les abus actifs. D’ailleurs, un abus actif peut être plus simple à gérer ; non seulement il est assez évident et se produit rapidement, mais il est également le plus souvent une conséquence de joueurs ultra-performants ou d’un MJ qui manque de fermeté. Ce sont des « pêchés par omission » dans le monde du jeu de rôles.

La protection personnelle élevée, appelée parfois Classe d’Armure, est vraiment le moyen le plus simple et le plus évident pour disposer d’un avantage sur la partie et les autres joueurs. Elle est insidieuse par nature. Elle ne déclenche aucune alarme puisqu’elle est partie intégrante du genre. D’ordinaire, c’est le premier choix des nouveaux joueurs dont la capacité des personnages à survivre va être mise en cause dès le premier jet de dés.

Pourtant, la protection personnelle élevée va corrompre le jeu en une course à l’armement qui ne peut être gagnée ni par le joueur, ni par le MJ. Et cette « course à l’armement » peut devenir ingérable en très peu de temps, avec de graves conséquences.

 

[NdT1] "armure de plates", ou "armure de plaques"? Selon Wikipedia, le terme plate (petite lame de fer rivée, utilisée en habillement sur une armure) est un anglicisme, lui-même basé sur une erreur : mieux vaut parler d’armure de plaques.

Spirale mortelle

La course à l’armement commence le plus souvent quand les personnages, encore faibles en termes de puissance ou d’endurance, obtiennent des moyens de protection importants, comme une armure de plaques [NdT1] ou des objets protecteurs puissants. La plupart des Maîtres du Jeu vont contrer ceci avec un accroissement progressif du nombre de créatures ou des pouvoirs de chacune. La course à l’armement a commencé. La première conséquence est donc que les monstres seront de plus en plus imposants ou nombreux, voire les deux. Les rencontres deviennent plus excitantes mais aussi plus mortelles.

Vous prenez une rencontre typique dans une partie normale : un personnage de bas niveau, en armure de cuir, modérément armé, et une bande de gobelins ; résultat : une bastonnade absurde, et les gobelins dépouillent le personnage de ses affaires. Lorsque la course à l’armement est bien entamée, il est plutôt courant de voir le même personnage en armure de plaques se frayer un chemin au sein des armées de sous-fifres ennemis. Et au début, tout le monde est ravi. Notre Héros est pratiquement impossible à arrêter! Mais les joueurs ont oublié que, même si l’armure est en fer forgé, le personnage qui est dedans est toujours en guimauve. Un personnage bien protégé peut survivre durant de nombreux tours de combat. C’est seulement une question de temps avant que le coup fatal ne tombe. Et quand l’inéluctable 20 naturel arrive, notre héros sera tué sur le coup par des dégâts doublés ou triplés en plein ventre.

Si notre Héros n’était pas aussi lourdement protégé, il ne serait peut-être pas resté aussi longtemps au combat ou il ne se serait peut-être pas enfoncé aussi loin dans les catacombes. La vulnérabilité appelle la prudence. Et le MJ n’aurait peut-être pas envoyé autant de créatures vicieuses pour le submerger. Surenchérir n’aide pas l’histoire. Pas plus que ce qui présente un défi pour notre Héros, implique presque toujours une mort rapide pour ses compagnons d’aventure, probablement pas aussi bien équipés que lui.


Survivre au voyage en enfer

La seconde conséquence est qu’il devient très difficile de repartir de zéro avec un nouveau personnage quand les chances de mourir sont élevées et que les autres personnages sont protégés jusqu’aux yeux. Des personnages de haut niveau meurent et sont remplacés par des garçons de ferme faisant leurs premier pas sur les routes de l’aventure. De nouveaux joueurs arrivent, créent de nouveaux personnages et espèrent une soirée plaisante dans un univers de fantasy. Malheureusement, peu d’entre eux ont une chance de survivre - à ne serait-ce qu’un scénario - parce que le reste du groupe sont des machines de destruction sur pattes. Comme vous l’avez probablement deviné, une rencontre constituant un défi pour un personnage avec une classe d’armure élevée scellera à coup sûr le destin du pauvre diable qui commence avec une simple armure de cuir.

 

Ra-sant!

La troisième conséquence est l’ « affadissement » de votre personnage. Comme d’autres systèmes de jeu l’ont montré, votre personnage dépend de ses forces et de ses faiblesses pour définir sa place dans l’univers de la campagne. Pendragon, par exemple, place les conflits psychologiques en thème central, afin de permettre des situations romanesques à la Cour. Comment votre personnage borgne avec sa force surnaturelle et son ennemi juré pourra-t-il évoluer dans un tel monde ? Mais notez bien que de tels traits préservent l’intérêt du personnage. Les gens, vous inclus, veulent voir se dérouler une histoire. Surpasser l’adversité envers et contre tout est une histoire très ancienne et très amusante.

Une Classe d’Armure élevée ne va pas seulement neutraliser votre vulnérabilité au combat, elle va également rendre votre personnage ennuyeux. Après tout, si vous ne pouvez pas être touché, vous pouvez tout aussi bien jouer un rocher. Qu’est-ce qui pourrait vous défier ? Au lieu que vos joueurs résolvent les problèmes en fonçant dedans l’épée en avant, la vulnérabilité les fera réfléchir, parler, se baisser, esquiver et se faufiler pour survivre - et dans le processus, ils développeront un personnage que les autres voudront connaître.

Les autres joueurs veulent savoir qu’ils contribuent au succès de l’équipe. Les gens ont besoin que l’on ait besoin d’eux. Les tanks sur pattes n’ont pas vraiment besoin de qui que ce soit. Et qui diable veut entendre l’histoire d’un rocher ?

Cela nous conduit à des parties plus intéressantes, l’intérêt s’étant alors détourné de ce que votre personnage transporte à ce qu’il fait. Même les combats deviennent plus descriptifs : « Je me cache et je jette une pierre dans la direction opposée, je me glisse dans son dos et tranche sa gorge vulnérable» est bien plus passionnant que « Je touche, 16 points de dégâts ».

Voilà en résumé pourquoi vous devriez vous sentir concerné par les déséquilibres causés par des scores de protection personnelle élevés. En supposant que vous êtes vraiment soucieux de ce problème, la question est : que pouvez-vous y faire ?


Déterminer un niveau technologique

Tout livre de règles de jeu de rôles présente toute un méli-mélo d’armes et d’armures, collectées dans l'arsenal des conflits humains de ces trois mille dernières années.

Prenons les armes.

De manière évidente, une liste donnée ne peut comprendre toutes les armes jamais inventées -il n’y a pas assez de place pour ça et, souvent, il n’y en a pas besoin. Toutefois, pour les finalités d’une campagne fantasy, la liste est suffisamment longue. La plupart des jeux de rôles fantasy présupposent que vous êtes au moins à l’Âge de Bronze. Les haches de pierre ne risqueront pas d’être très prisées. D’ailleurs, en y repensant un instant, vous pouvez généraliser cet exemple et arriver à la conclusion somme toute raisonnable que la plupart des armes n’ont pas eu leur moment de gloire durant la même période de l’histoire. Par exemple, plusieurs types d’armes d’hast sont disponibles sur beaucoup de listes en dépit du fait qu’elles ont été conçues pour des troupes en formations serrées, et en dépit du fait que certaines sont en réalité des descendantes d’autres - des inventions qui ont parfois des centaines d’années d’écart!

Parce que les livres de règles sont conçus en termes de flexibilité, ils essaient de présenter un large choix d’armes en les piochant au hasard parmi des milliers d’années d’exemples. De sorte que, avec toutes ces armes réunies sur une même page, nous sommes amenés à faire une association dangereuse : l’idée qu’elles sont toutes, d’une manière ou d’une autre, utilisées simultanément et dans le monde même où se déroule la campagne. Il devrait être évident que tel n’est pas le cas et il est probable que cela n’a jamais été l’intention des créateurs de jeu.

En passant aux armures, vous pouvez constater que la même erreur se reproduit. Dès l’instant où vous voyez la liste détaillée des protections personnelles, la question se pose d’elle-même : « Qui porterait une armure de cuir alors que la cotte de mailles est facilement disponible ? ». La réponse est évidemment : personne. Bien entendu, un certain nombre de personnes vont immédiatement répliquer « et le prix, andouille! » Cependant, on doit bien se souvenir que l’argent est rarement un problème fondamental dans les campagnes fantasy. Principalement parce qu’il gêne le style héroïque. S’en tirer avec dix pièces d’or à l’année est peut-être satisfaisant pour le PNJ moyen mais il ne convient guère aux héros occupés à sauver le royaume.

En réalité, la disponibilité de différents types d’armures revient plutôt à comparer une Ford T de 1923 et une Mustang de 2007. En 2007, les gens roulent en Ford Mustang s’ils peuvent se le permettre, ou en quelque chose de moins cher - mais similaire - s’ils ne peuvent pas. Vous ne voyez pas beaucoup de gens pauvres rouler dans des Ford T.

Le niveau technologique est relativement constant. Et c’est ce que vous, le Maître du Jeu, contrôlez.

Quel niveau technologique a votre campagne ? Le placez-vous sur l’équivalent de la fin du Moyen-Âge Européen ? Des débuts de l’antiquité romaine ? De l’Arabie du treizième siècle ? Renseignez-vous sur le type d’armure prédominant de la période en question. Assurez-vous de chercher non seulement la mode vestimentaire des riches mais aussi celui des paysans. Décidez par exemple que dans votre campagne la cotte de mailles est le nec plus ultra et que le cuir et la fourrure sont la seconde meilleure possibilité. Ou si vous êtes obligés, partez sur l’armure de plaques, les pauv’gens portant alors une armure d’écailles voire une cotte de mailles. S’il est chanceux, l’homme bien équipé pourrait porter une armure de plaques complète sur le champ de bataille ; mais les soldats de métiers et ses gardes du corps ne porteront qu’un plastron, - et seulement eux. Les paysans sont des paysans et ont rarement porté une armure, quelle que soit l’époque.

Le niveau technologique introduit aussi la question de la métallurgie. N’oubliez pas que les civilisations ont traversé l’Âge de Bronze, l’Âge de Fer et celui de l’Acier. L’époque à laquelle vous situez la campagne ne va pas seulement déterminer la technologie des armures mais aussi une pléthore d’autres choses. Le MJ consciencieux considèrera l’ensemble du tableau avant de prendre une telle décision.

Durant l’Âge de Bronze, les armures n’étaient pas seulement fragiles mais également faites du même métal que la monnaie. Une trésor de dragon constitué de pièces de cuivre ne fera sans doute pas exulter dans une partie ordinaire, mais il aura un effet bouleversant dans un monde où les armures de bronze sont ce qui se fait de mieux et où les mines de cuivre ont été épuisées depuis quelques siècles.

La métallurgie, les techniques de conception d’armures et les capacités de production ; il existe déjà plein de livres traitant de ces sujets. Lisez-les donc! Vous serez non seulement mieux informé mais vous pourrez aussi justifier vos choix à vos joueurs sur une base solide et historique, plutôt que de vous rabattre sur la vieille rengaine « parce que je l’ai décidé ainsi ». Et au fur et à mesure que vous êtes plus à l’aise avec le monde que vous créez, ces nouvelles informations vont inévitablement vous conduire vers de nouvelles amorces de scénarios.

 

Déterminer la rareté

Pensez à combien de voitures de sports roulant à 320 km/h vous pouvez croiser sur l’autoroute et allouez vos armures avancées en fonction. Une voiture est une voiture, certes. Mais il y a bien plus de gens qui conduisent des Volkswagen que des Lamborghini. La rareté est fonction de plein de choses : le coût, le niveau technologique et les chances que vous avez de mettre la main sur quelque chose sans devoir mettre une raclée à son propriétaire. Même si vous mettez la main dessus, il semble qu’il existe un principe comme quoi meilleure est l’armure, moindres sont les chances qu’elle vous aille correctement. Un coup d’oeil rapide sur la manière dont sont faites les bonnes armures et vous commencerez à le comprendre. Un personnage ne devrait JAMAIS « trouver » une armure qui lui aille comme un gant - ou même très bien. Ce très bien devrait être le mieux qui puisse se produire et il faudrait même que la probabilité d’un tel cas soit très faible. Plus le niveau technologique est faible, moins ce sera un problème, mais vous devriez toujours faire en sorte que les équipements vraiment bons soient aussi rares qu’une poule avec des dents.

Trouver un objet magique qui confère une protection personnelle importante et permanente devrait être extraordinairement rare, si même une telle chose existe. La plupart de ses possesseurs le garderont sur eux, ou bien il sera enfermé à double tour ou alors il sera au fond de l’océan. Vous ne le trouverez pas dans le trésor d’un dragon ou dans une banale pièce de donjon. Le genre de personnes (ou de créatures) qui utilise de tels objets fera tout ce qu’il faut pour s’en tirer en un seul morceau. S’ils ne survivent pas, vous pouvez compter sur leurs compagnons pour récupérer tout ce qui a de la valeur, ne laissant rien derrière eux.

 

Déterminer le coût, en argent et en temps

De nombreux livres de règles et suppléments ont déjà discrédité l’idée que vous puissiez flâner dans le quartier des armuriers de la grande ville la plus proche, débourser quelques milliers de pièces d’or et repartir un quart d’heure plus tard dans une armure de plaques rutilante. Mais concrètement, bien entendu, c’est toujours comme ça que ça se passe dans les campagnes fantasy. Est-ce que cela signifie que le Maître du Jeu est un raté ? Pas forcément. Vous voyez, certains pensent honnêtement que c’est là que réside le côté fantasy. Leur idée de la fantasy est que vous pouvez faire ce qu’il vous plaît, céder à la course à la puissance, etc. Mais si vous y réfléchissez bien, ce n’est pas comme ça que les choses fonctionnent.

La fantasy implique le fantastique. Et cette notion de fantastique implique d’avoir un monde ordinaire pour pouvoir la mesurer et la comparer. Les dragons, les elfes, toutes ces choses sont merveilleuses et étonnantes mais seulement si vous avez un monde ordinaire et logique où les intégrer. Si tout est possible, rien ne se révèlera fantastique. Et il en va de même pour les tâches plus banales comme acquérir une armure.

La meilleure armure qui puisse être achetée dans votre campagne ferait mieux d’être rare, exigeante en entretien et exclusivement le produit des meilleurs maîtres artisans de la région. Un ouvrier de basse condition est supposé pouvoir gagner jusqu’à dix pièces d’or à l’année. Une bonne cotte de mailles devrait coûter entre 80 et 120 pièces d’or, soit 8 à 12 ans de travail du tâcheron moyen! Si le nec plus ultra disponible pour votre niveau technologique est l’armure de plaques, sachez qu’elle coûte entre 3500 et 4500 pièces d’or, plus que le revenu de toute une vie de dix ouvriers! Si votre meilleure armure ne suit pas ces proportions, assurez que ce soit le cas à partir de maintenant. Si cela amène l’armure de plaques à 20000 pièces d’or, qu’il en soit ainsi.

L’autre facteur est le temps. Plus une armure est chère et adaptée, plus le temps nécessaire à la confectionner sera long. En supposant que votre personnage a suffisamment d’argent, et a trouvé un Maître Armurier avec du temps et qui accepte d’honorer sa commande, vous pouvez tabler sur une pause dans les aventures de ce personnage pendant quatre à six mois dans le jeu. Il doit rester à quelques jours de cheval du Maître Armurier et se soumettre à des séances d’essayage hebdomadaires pendant que l’armure est créée sur mesure. S’il ne le fait pas et si une erreur est commise, le travail prendra encore plus de temps. Bien entendu, tout ceci suppose que la première tentative pour créer une armure aussi extraordinaire soit la bonne.

 

[NdT2] Society for Creative Anachronism (Société pour l'anachronisme créatif)  « chercher et recréer les arts et savoirs-faires d’avant le XVIIème siècle européen »

Pour ceux d’entre vous qui estiment que c’est exagéré : je me suis vraiment fait faire une armure, pour la SCA [NdT2], il y longtemps. On m’a appris que je devrais m’entretenir avec mon armurier à propos de mon cuir et des mailles au moins une fois par mois, et comme je réglais la note, gérer les rendez-vous était pour ma pomme. Je me suis renseigné pour une armure de métal, et on m’a répondu que si elle devait être prête dans six mois, son futur propriétaire devrait rester aux alentours pour un essayage par semaine, au moins. Les armures de plaques (à ce que j’en sais, le meilleur que vous pouvez avoir chez un armurier SCA) sont d’une minutie incroyable.

Il existe BEL ET BIEN des armures génériques mais si vous recherchez un ensemble adapté pour vous (et que vous êtes prêt à garder la ligne pendant toutes les années où vous le porterez), les différentes parties doivent s’agencer les unes avec les autres avec une marge de tolérance assez restreinte pour éviter des irritations permanentes. Je ne peux qu’imaginer ce qu’exigerait une armure de plaques partielle ou complète mais je ne pense pas que ce soit MOINS exigeant pour l’acheteur, au niveau du temps à consacrer aux essayages. Rappelez-vous que les historiens déduisent les mensurations des rois à partir de leur armure.

Vous pouvez, si vous le souhaitez, suggérer que le personnage se limite aux aventures qui lui laissent le temps de se rendre chez l’armurier. Cela permettrait de respirer entre les explorations de souterrains et d’ouvrir la possibilité à quelques aventures citadines.

Mais toutes ces règles trouvent une meilleure illustration ailleurs. L’important est qu’un joueur souhaitant améliorer son perso va devoir sacrifier de son temps d’aventure pour obtenir ce qu’il désire. Souvent, ça vaut beaucoup plus que l’or. Utilisez-le à votre avantage.

 

Déterminer la disponibilité dans une région donnée

Les Maîtres armuriers expérimentés sont comme tous les Maîtres : ils se spécialisent. Vous devez ainsi décider pour votre campagne combien d’entre eux sont spécialisés dans la conception d’un type d’armure donné, et ensuite s’ils sont disponibles à travailler pour n’importe qui.

Ce n’est pas aussi simple que ça en a l’air. Les armuriers ont bien souvent autant de travail qu’ils peuvent assurer, du jour où ils ont rejoint leur guilde jusqu’à leur dernier souffle au-dessus de l’enclume chauffée. La demande d’armures - quel qu’en soit le type - dans un monde de campagne souvent en guerre ne faiblit jamais. Les royaumes ici et là sont très dépendants des troupes, des gardes personnels et des milices, ainsi que de toute brute et de toute canaille maniant une arme. Après tout, la force armée est la principale source du pouvoir politique. Vous pouvez être certain que les dirigeants se réserveront de manière permanente un Maître Armurier disposant d’un tant soi peu de talent dans sa spécialité. Il sera à leur service et à leur service exclusivement.

La possibilité de passer commande d’une armure pratique et vraiment efficace devrait être considérée comme une opportunité rare - un cadeau d’un duc reconnaissant, peut-être. Elle ne peut pas être équivalente à acheter sa miche de pain au boulanger du coin.

La technologie n’est pas uniforme entre les régions, pas plus qu’elle n’est partagée ou encore brevetée. Les secrets de la métallurgie sont conservés dans des régions précises où ils contribuent à la prospérité de l’endroit. Pour la même raison que vous deviez vous rendre à Tolède pour acquérir une épée d’acier de haute qualité et très onéreuse, le MJ doit expliquer aux joueurs où leurs personnages doivent aller pour rencontrer la guilde d’armuriers.
 

Mettre en avant les inconvénients de l'armure

Personne ne dort dans une armure de plaques, d’accord ? De même, personne ne se balade en ville avec. Tout le bataclan est transporté à dos de cheval, à la suite du propriétaire, et n’est revêtu qu’à l’aube d’une bataille importante. Déambuler en la portant comme si c’était un tee-shirt et un jeans est ridicule. C’est lourd, étouffant et au mieux inconfortable. Il n’y a pas d’air conditionné, la vision périphérique est très restreinte et les capacités auditives sont amoindries. L'épuisement causé par la chaleur est un ennemi bien réel.

Et une armure de métal requiert des soins exigeants et délicats. Le métal rouille, les jointures se grippent, les rivets travaillent et éclatent, les sangles pourrissent et se déchirent, sans oublier bien sûr les dégâts de combat. Vous devez surveiller les dégâts de votre armure, la réparer quand elle casse, ou souffrir d’une classe d’armure basse ET d’une agilité réduite ET de fatigue supplémentaire si vous n’en faites rien.

Revêtir une armure, n’importe quelle armure, prend du temps. A lui seul ce préparatif peut empêcher un personnage de combattre lorsque, réveillé en pleine nuit, il est déterminé à s’équiper du bazar tout entier avant de se ruer hors de la tente au cœur de la mêlée. Une cotte de mailles n’est pas si pénible que ça mais une armure de cuir est une corvée, ainsi qu’une armure d’écailles ; une armure de plaques est ingérable, même avec de l’aide. La vérité, c’est que vos personnages devraient être en tenue de ville la plupart du temps, tout particulièrement la nuit, sauf s’ils explorent le donjon du coin, ou s’ils sont de tour de garde.

Les hommes en armure sont rares et on s’attend à ce qu’ils soient des nobles, des soldats ou des bandits. Dans tous les cas, ils ne passent pas inaperçus aux yeux de la populace et des autorités. Un type en armure ferait bien d’exhiber un blason aisément reconnaissable par les locaux ou il sera considéré comme un brigand ou un mercenaire, aucun des deux n’étant vraiment accueilli à bras ouverts dans une société féodale.

Si des joueurs abusent de la bonne volonté du MJ et soutiennent que leurs personnages portent leurs armures quand ils ne le devraient pas, il est du devoir de tout bon Meneur de jeu de faire payer ces joueurs. Et encore. Et encore. Imaginez des circonstances où une armure est un handicap : descente de rapides, corridors étroits, acrobaties, escalade, un combat sur les toits ; ce n’est pas difficile de trouver des inconvénients qui poussent les personnages à renoncer de temps à autre à leurs carapaces protectrices. Accordez votre attention à l’environnement de tout combat et faites-en sorte qu’il y ait plus d’un avantage à être équipés d’armures légères plutôt que des lourdes. Vos affrontements peuvent tourner en des réminiscences d’aventures de cape et d’épée des Trois Mousquetaires, mais cela va dans le sens d’une modération de la course à l’armement, et vos joueurs pourraient bien apprécier d'œuvrer à la rapière plutôt qu’à l’épée à deux mains.

Lorsque vous décrivez l’action, concentrez-vous sur les parties protégées du personnage. L’immersion des joueurs est mieux renforcée par les détails que par les chiffres. Les joueurs visualisent la gêne de leur personnage (« Je maintiens mon bouclier pour protéger mon flanc et mon bras gauche. J’ai mon épée pour parer sur ma droite. Qui porte la torche ? ») et sont embarqués dans un mini-jeu tactique d’optimisation de l’armure (« Est-ce que je peux courir et sauter avec ces jambières aux pieds ? »). Récompensez l'immersion, pas la connaissance exhaustive des règles. Néanmoins, une fois que tout ce qui doit être dit est dit, il y aura encore des joueurs qui opteront pour le métal [en VO : « fans de Heavy Metal » NdT]. Ils devraient payer, en temps et en argent et en dérangement, pour chaque morceau d’armure qui ait plus de quelques parties mobiles.



Le secret est de faire respecter les règles

Tous ces conseils sont inutiles à moins d’être bien clair, de le coucher sur papier, de faire passer le mot et de s’y tenir. C’est vrai pour n’importe quelle solution à n’importe quel type d’abus, passif ou actif, dans le JdR. Toutes les méthodes mentionnées jusqu’ici sont basées sur le réalisme mais il y a plus. Vous devez changer la façon dont vous racontez l’histoire de sorte que les abus du système ne puissent avoir de prise sur vos parties. C’est votre boulot et le vôtre seul. Les joueurs ne vous aideront pas sur ce point.

Vous, le Maître de Jeu, le Conteur de l’Histoire, allez devoir décider avant que quoi que ce soit se produise, si vous allez posséder l’histoire ou si elle vous possédera. Vous décidez de ce qu’il en est avant que la partie ne commence.

Supposons que vous avez expliqué aux joueurs les différences avec ce qui est d'usage bien avant que vous ne commenciez à jouer, et qu’ils sont d’accord et toujours motivés pour débuter l’aventure. A aucun moment vous ne devez penser que ça devient une démocratie parce que vous avez accepté quelques contributions de la part des joueurs. La plupart des joueurs que je connais ne joueraient pas si c’était le cas. Ils ont besoin que cette structure ferme et inflexible, cette « réalité » fantasy, reflète le monde de tous les jours dans le sens le plus important qui soit : quand un jeu est joué, il doit être possible de perdre. En somme, le MJ doit être ferme mais impartial à tout moment.

Maîtrisez la course à l’armement dans vos parties et vous maîtriserez une des sources du pouvoir. N’oubliez pas, le pouvoir corrompt. Et l’immunité à la mort est le plus grand des pouvoirs.


Steve Satak vit actuellement dans l’état de Washington, près de la ville de Seattle. Il a joué à pratiquement tous les genres de jeu à une époque ou une autre, et plus particulièrement aux jeux de rôles dans les années 80 et 90. Maintenant dans sa cinquième décennie, il joue régulièrement à Magic the Gathering et  Battletech, appréciant ces deux activités au côté de son jeune fils qui a tous les pouvoirs du nerd sans aucun des inconvénients. Il écrit sur toutes sortes de jeux, ainsi que [beurk!] des fanfictions dans l’univers très varié de Battletech.

 


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Traduit par Thomas Krauss. Tiré de PTGPTB n°29, avec l'aimable autorisation de Steve Darlington.
Aucune reproduction n'est permise. La version originale  peut être consultée sur le site de PTGPTB.