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L'Avatar, l'Audience et l'Auteur

Par Steve Darlington

les trois rôles du rôliste

 

Les histoires étaient là à l'Origine. Tout le monde sait ça. Nous avons besoin, au fond de nous-mêmes, que l'on nous raconte des histoires. Des histoires qui nous font sentir courageux. 

Des histoires qui nous font peur. Des histoires qui nous font rire et qui nous font pleurer. Et nous nous impliquons dans ces histoires. Nous acclamons le héros, nous conspuons le méchant et nous sanglotons pour la victime. Une bonne histoire fait s'écrier de peur ou de joie son lecteur, même pour donner un avertissement, comme si l'histoire pouvait changer, comme si l'on pouvait traverser l'écran et que tout pouvait être corrigé.

Enfants — et adultes — nous revivons et réinterprétons aussi nos histoires, les racontons encore et encore, avec nous dans le rôle des héros, et parfois, avec des éléments tels que nous préférerions les voir, ainsi qu'ils auraient dus être : un mort de moins, quelques coups de plus sur les méchants, ou le couple tragique réuni. Le lecteur raconte à nouveau l'histoire, pour lui-même et parfois pour les autres, et, ce faisant, il crée la légende.

Et ainsi les histoires évoluent, comme des rumeurs, tandis que chacun de nous les façonne dans notre imaginaire. Mais une chose reste constante : l'histoire telle que nous l'avons entendue. Les paroles s'envolent, mais les écrits restent, comme dit le proverbe.
Quand j'étais enfant, je jouais à être Luke Skywalker et Batman, mais je savais qu'il n'y avait aucun moyen de changer leurs aventures à l'écran. Plus tard, j'ai raconté mes propres histoires – de nouvelles aventures d'anciens héros, et d'anciennes aventures de nouveaux héros, mais c'était du conte. Je créais une histoire, et l'interprétait au fur et à mesure, mais je ne la vivais pas.

Ce qui est ce que voulons réellement. Nous voulons entrer dans l'histoire. Traverser l'écran, tourner quelque pages en arrière page et agir à notre façon. Arrêter la lame en pleine course. Conduire le héros jusqu'au méchant, ou, bon sang, prendre sa place. Nous savons ce que nous voulons – nous voulons la justice, la vérité et une fin heureuse. Bien que nous sachions que nous les désirons parce qu'elles nous sont refusées, c'est seulement la certitude que nos désirs seront satisfaits qui nous maintient en haleine. C'est à cette heureuse conclusion que nous voulons goûter plus qu'à toute autre chose, et si nous pouvions pénétrer dans l'histoire et bien, nom de Dieu, nous l'aurions. Nous montrerions à ces salopards de quoi nous sommes capables, nous résoudrions ce mystère, nous épouserions cette femme, et nous tirerions tout cela au clair. 

Une part de nous sait que nous ne pourrions pas faire cela, bien sûr. Nous ne serions pas surpris de nous retrouver aussi effrayés, faibles et insensibles de l'autre côté de l'écran que nous le sommes dans la réalité. Mais une autre part nous dit que c'est une histoire et qu'une fois que nous serions dedans, eh bien, tout se passerait bien. Nous serions le héros.

Mais tout ceci n'est qu'un rêve futile. Nous ne pouvons pas entrer dans l'histoire. Nous pouvons être lecteur et nous sentir comme si nous y étions, ou être écrivain et mettre l'histoire en scène, mais nous ne pouvons la vivre. Nous ne pouvons la ressentir. La vie est faite pour être vécue, et les histoires pour être écoutées.

Jusqu'à maintenant.

Oh, le conte interactif, participatif et collaboratif n'est pas nouveau. Mais il a fallu que Gygax et Arneson en fassent un marché de niche, un style et un medium à part entière. Le JdR est un mélange non seulement de l'Auteur et de son Audience, mais de l'Auteur, de son Audience et des participants. Le JdR vous permet de traverser l'écran, et de vous introduire dans la narration. Bastonner le méchant, embraser la fille, et faire que tout se termine bien. Et, par quelque miracle, il combine le meilleur des deux mondes : vous avez le véritable, sentiment viscéral de vivre les expériences, aussi près que possible et bien plus que dans tout autre forme d'art statique. Mais en même temps, vous interprétez un rôle, vous êtes meilleur que vous ne l'êtes réellement, plus héroïque, plus fictif, plus vrai.

Ce qui est la raison pour laquelle, bien sûr, il y a autant de tueries et de pillages. Pourquoi la moralité est si souvent délaissée. Pourquoi les joueurs détestent échouer, ne fuient jamais et pleurnichent à chaque perte. Pourquoi il est aussi difficile de trouver des joueurs qui vont arrêter de « grobilliser », et se mettre à jouer « narrativement », plutôt raconter une histoire que vouloir gagner. Jouer narrativement revient à penser comme un auteur, à comprendre le pourquoi de la souffrance et de la lutte, pour créer une structure et apprécier le voyage. « Jouer un rôle » - vivre réellement la partie-, c'est être soi-même sa propre audience, crever 
l'écran et régler tous les problèmes.

C'est pourquoi vous tuez le méchant dés la première scène. C'est pourquoi vous tuez tous les orcs. Vous savez comment se déroulent ces histoires. Tuez-les maintenant et vous vous épargnez, à vous et à tout le monde, pas mal de problèmes. Comme tout membre de l'Audience, [spectateur], vous savez qui sont les héros et qui sont les méchants. Vous savez que les héros ne meurent pas et que les méchants doivent perdre. 

Tout le reste devient rapidement une question de pure forme, et il n'y a rien d'autre à faire que de commencer à faire justice. Le reste de la partie est un simple artifice qui ne fait que ralentir les choses – résoudre des énigmes pour trouver le méchant, de la simulation pour le déroulement des actions et de l'histoire, manipuler les règles du jeu et les tester les combinaisons aléatoires pour optimiser la tuerie. Tout ça c'est amusant, et en soi ça en vaut la peine, mais ce n'est bien souvent pas grand-chose d'autre que de la distraction. Tant qu'il reste la pulsion de l'Audience, nous voulons seulement défaire nos ennemis le plus rapidement possible.

Lorsque nous devenons des avatars complets, vivant tellement notre vie dans le jeu que nous perdons tout sens de la narration, nous voulons seulement ce que veut tout être humain dans le monde réel : détruire nos ennemis, goûter au doux plaisir de la conquête, et gagner. Gagner. Gagner !

Il est terriblement facile (et terriblement à la mode) de critiquer la pulsion de l'Avatar au "grobillisme" en la qualifiant d'infantile et frivole, mais ça serait aussi idiot que de critiquer toute pulsion pour la réussite : gagner à un jeu de cartes, réussir dans son boulot, maîtriser un art, atteindre un niveau d'excellence, ou même se faire des amis ou rechercher la nourriture que l'on aime. C'est manifestement ridicule d'avoir un jeu conçu pour permettre aux joueurs d'entrer et de vivre dans un monde fictif et ensuite les critiquer pour agir simplement comme s'ils y étaient. Le problème bien sûr, est que d'autres joueurs veulent préserver la sensation d'une Audience intelligente, qui sait que les héros sont héroïques, et celle de l'Auteur intelligent, qui sait que la souffrance est nécessaire.

En dépit de tous leurs défauts, les romans de Stephen Donaldson sont une parfaite illustration de cette question. La trame est celle d'un héros de notre monde qui tombe dans un univers de fiction, et qui agit en conséquence : convaincu qu'il est fou, il n'accepte pas le rôle du Héros Mythique que ce monde imaginaire tente de lui donner, et refuse de combattre le Méchant. Pour ce crime – le crime d'être réel – de nombreux lecteurs le détestent et le considèrent comme un couard ou un pleurnichard. En tant qu'Audience, ils savent ce que les personnages fictifs sont censés faire. Ils ne sont pas censés être réels.

L'émission de télé-réalité Survivor [NdT : dont est inspiré Koh-Lanta] l'a compris également. Le jeu qu'ils ont créé donne à des gens réels des buts réels à atteindre, et une récompense réelle et concrète pour encourager l'esprit d'équipe, l'ambition et la compétition – cette dernière pulsion menant à des concepts comme l'altruisme ou l'égoïsme. Dans le même temps, l'environnement exotique met à jour les forces et les faiblesses des participants et leur donne un univers à explorer, tandis que les règles du jeu leur fournissent des mécanismes sociaux avec lesquels ils composent. En d'autres mots, les producteurs font tout ce qu'ils peuvent pour transformer des personnages réels en des personnages de fiction – et ils y arrivent.

Le problème est qu'en tant que rôlistes, il est idiot d'ignorer la pulsion de l'Avatar, ou encore plus la pulsion de l'Audience. La pulsion de l'Avatar veut que le personnage gagne – défasse ses ennemis et obtienne tout ce qu'il veut, avec le minimum absolu d'effort. La pulsion de l'Audience veut que les bons soient plus héroïques que nature, que les innocents ne souffrent pas, et que les méchants soient battus le plus vite possible. Seule la pulsion d'un Auteur peut l'entraîner à penser à quelque chose au-delà de ces idées. Pour donner un exemple, l'Avatar va dans le donjon pour amasser des richesses et de la puissance. L'Audience va dans le donjon parce que c'est la manière la plus rapide pour prouver la force du héros, trouver le magicien maléfique et le tuer. L'Auteur va dans le donjon car cela fournira de l'action, de l'excitation, qui révèleront la nature de son personnage et divertira ses compagnons de jeu.

Encore une fois, il est tentant de conclure que les pulsions de l'Avatar et de l'Audience sont mineurs, parce qu'elles sont plus primitives et moins développées. En fait, c'est l'opposé qui est vrai : c'est précisément parce que ces motivations sont plus simples et plus basiques qu'elles sont essentielles à un bon JdR. Éliminer l'Avatar et l'Audience revient à réduire le JdR à un simple conte collaboratif improvisé – une bien belle forme d'art digne d'intérêt en soi, bien sûr, mais différente du jeu de rôle.

C'est la combinaison de ces trois pulsions qui rend le JdR si unique, et c'est l'équilibrage des trois qui rend souvent difficile d'obtenir une bonne partie. Durant sa vie de jeu et, en vérité, durant une session de jeu normale, chaque joueur préfèrera un mode plutôt qu'un autre, ou s'inspirera d'une pulsion plutôt que d'une autre. Un groupe où une de ces motivations domine ne plaira pas à des joueurs qui préfèrent favoriser les autres. Et une partie qui ne rassemble pas les trois peut facilement perdre en saveur, force ou en élégance.

Le fait est que les joueurs aiment gagner, et qu'ils aiment que leur personnage ait l'air cool. Un MJ, ou un joueur, qui oublierait l'une ou l'autre de ces règles le ferait à ses risques et périls. A moins que les joueurs soient tous d'accord pour fonctionner dans un style très orienté Auteur, exclure les pulsions de l'Avatar ou de l'Audience peut priver la partie de tout vrai punch. 

Sans la pulsion de l'Avatar, les joueurs ne pourront jamais ressentir clairement les émotions de leur personnage. Alors leur implication faiblira et le pouvoir d'évocation de la partie avec elle. S'ils estiment que leur pièce dans la partie ne vaut rien, ils n'auront pas peur qu'elle soit détruite ou mutilée, pas plus qu'ils ne se divertiront de ses progrès. 

Dans le même temps, les parties sans la pulsion de l'Audience suppriment le désir du personnage de gagner et de vaincre le mal, et l'histoire peut s'enliser car le Meneur de Jeu ne trouvera aucun motif pour intéresser ses héros, ou en pratique, il ne trouvera aucun héros du tout. Sans héros à acclamer ou sans méchant à huer, les joueurs perdront l'intérêt pour leur propre création et pour les légendes qu'ils racontent

Bien sûr, ôtez la pulsion de l'Auteur et le jeu perdra bientôt toute structure, tout style ou tout sens dramatique.

Évidemment, une partie qui manquerait de l'une de ces pulsions, ou qui favoriserait clairement l'une par rapport aux autres, n'est en aucun cas un passe-temps moins plaisant ou une forme d'art potentiellement moins puissante. Le but de cet essai n"est pas de suggérer quoi que ce soit en ce sens. Le but est peut-être simplement de nous rappeler qu'en dépit d'une époque de plus en plus ségrégationniste où nous choisissons un style et le portons comme un badge, ces trois pulsions ont chacune leurs mérites et elles ont toutes trois leur place dans un JdR. C'est de leur combinaison que naissent les meilleures parties, et si l'on en néglige une, très souvent, les parties déraillent.

Plus important, c'est la combinaison des trois qui fait que le jeu de rôle est une forme d'art réellement unique, différente de tout ce que le monde a pu connaître auparavant. Une forme d'art qui peut raconter des histoires d'une façon sans précédent, évoquant en nous des émotions et des expériences qu'aucun médium ne pouvait créer jusqu'à maintenant. Encore une fois, en cette période de ségrégation, on entend souvent dire qu'en mettant de côté l'Avatar, le JdR peut réellement atteindre son plein potentiel et devenir un art. Mais c'est le contraire qui est vrai : le JdR peut être un art sous de nombreuses formes, mais c'est seulement lorsqu'il prend en compte son Avatar et son Audience, qu'il joue avec notre besoin de tuer des monstres et de les dépouiller, et de jouer d'invincibles ninjas cools (quoique tempéré par l'attitude de l'Auteur) qu'il devient quelque chose de totalement unique, incroyablement révolutionnaire, et véritablement artistique.

Ou, dit de façon plus crue : dans notre quête pour capter le cœur et l'esprit de notre Audience, nous méprisons parfois ceux qui captent le public par les couilles. Mais là où vont les couilles, le cœur et l'esprit doivent suivre.


Steve Darlington, fondateur de ce fanzine, est auteur de nombreux articles dont l'Histoire du JdR.

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Traduit par Antoine Drouart. Tiré de PTGPTB n°27, avec l'aimable autorisation de Steve Darlington. Aucune reproduction n'est permise sans l'accord de Steve Darlington. "Places to Go, People to Be" et "PTGPTB" sont aussi sous copyright. La version originale  peut être consultée sur le site de PTGPTB.