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Culte du héros
Venant d'une grande famille étendue des quartiers Est de Londres, j'ai
passé une bonne partie de mon enfance à traîner avec mes cousins, lesquels
vivaient tous à quelques centaines de mètres. Kevin est l'aîné de nous six -
et le seul autre véritable taré de toute ma famille.
Maintenant qu'il a vieilli, il travaille dans la pub, est marié, a des jumeaux
et se décrit comme un " goth caché ". C'est un homme gentil et
vraiment adorable.
Mais quand il avait 13 ans, c'était un polard avec un P majuscule. C'était le
début des années 80 et je me souviens qu'il portait un pull-over gris à col
en V, des énormes pattes d'eph, des chaussettes blanches et des lunettes à
grosses montures de plastique noir.
C'était mon héros.
Et je ne blague pas…
Poupées
On était en 1981, j’avais sept ans, lui treize, et
il venait de découvrir Donjons & Dragons. Pendant que ma sœur et sa
sœur à lui jouaient avec des poupées et des peluches dans une autre pièce,
je restais à regarder (probablement en suçant mon pouce), pendant que lui et
quelques-uns de ses potes tout aussi polards s’asseyaient autour d’une table
avec des crayons, du papier et des dés. Ils imaginaient alors les contes pour
s’endormir les plus fantastiques que j’ai jamais entendus.
Encore mieux, lorsqu’il se retrouvait coincé à devoir nous garder
(moi, ma sœur et sa sœur), il les laissait avec leurs poupées et leurs jouets
de filles, attrapait ses crayons, du papier et des dés et se posait par
terre dans le salon avec moi.
J’ai passé de très nombreuses heures à créer
des personnages avec un mépris flagrant des règles (j’avais sept ans !).
Mais Kevin n’a jamais été un obsédé des règles et il y trouvait son
compte en m’encourageant à utiliser mon imagination excessivement vivante
(cf. tous les bulletins scolaires que j’ai eus).
De toutes façons, une fois que j’avais créé mon personnage, il commençait
l’histoire et j’écoutais, les yeux grands ouverts et bouche bée. Il
prenait des accents, faisait des grimaces, des gestes et tout et tout !
Parfois il y avait même des chants !
Mais vous savez ce qui était le mieux ?
De temps en temps, il arrêtait son histoire et me demandait ce que « je »
(c’est à dire mon personnage) voulais faire ensuite.
Rien que l’écrire me noue l’estomac.
L’excitation est encore si forte. « Je » créais l’histoire.
Quand je fermais les yeux, je pouvais tout voir. Je fonctionne comme cela depuis
aussi longtemps que je me souviens. Chaque histoire, livre, pièce se déroule
comme un film dans ma tête. J’avais sept ans et j’étais la vedette, non
pas seulement la vedette, « l’héroïne », de mon film intérieur.
Et voilà, j’étais accro pour toujours.
Mais j’avais sept ans, et j’étais une fille, et je faisais probablement des
choses comme offrir du maquillage aux orcs qui fracassaient la porte. Il est même
possible, qu’occasionnellement, je me sois égarée à jouer avec des poupées.
Je le bassinais régulièrement pour qu’il me laisse se joindre à son groupe.
Évidemment, cela ne s’est jamais fait.
Alors finalement, il m’a prêté des Livres dont Vous Etes le Héros et cela
m’a calmé pour un temps. Mais cela devient ennuyeux au bout de quelques années.
Et l’on ne se fait dévorer par le même arbre dans La forêt de la
damnation qu’un nombre limité de fois avant de déchiqueter ce bouquin de
merde !
Mecs
Un peu plus tard bien sûr sont arrivés le
maquillage, les garçons et les chaussures. L’amour du JdR n’est jamais mort
mais il est passé en tâche de fond. Même si à chaque réunion de famille je
soutirais à Kevin la moindre information à propos du jeu de rôle, et il
était toujours disposé à me rendre service. Je crois qu’il appréciait
d’avoir un public captivé – quel MJ ne l’apprécie pas ?
Finalement j’ai atteint 16 ans et j’ai grimpé jusqu’au lycée pour
entamer le « secondaire ». Mon lycée était du genre clique à la
californienne. Je fus donc étiquetée, on me trouva débile et je fus
assigné au groupe intitulé de façon très originale « les tarés ».
Je me suis retrouvée – avec ma meilleure amie « Silent Bob »
Simonne et Julia « la nouvelle » égarée – dans un groupe avec
six mecs. Nous avions tous plusieurs choses en commun – nous aimions le Heavy
Metal, nous étions de familles non-religieuses et progressistes, nous étions
créatifs et nous avions tous un sens de l’humour particulier. Et puis nous
lisions beaucoup de livres et voyions beaucoup de films – en général des
trucs avec un thème fantastique, d’action ou de science-fiction. Les mecs
faisaient du jeu de rôle, du wargame et des jeux de plateau.
Ainsi, un soir, nous avons donc été invités dans l’inévitable salle à
manger des parents, et j’ai pu goûter pour la première fois à du vrai jeu
de rôle. Trop timide pour être une actrice et trop impatiente pour être une
véritable écrivain, je suis tombé amoureuse du jeu de rôle.
Mais les mois qui suivirent furent pleins de tourments et de peines de cœur.
Trois jeunes filles précoces. Six mecs aux hormones
déchaînées. Beaucoup trop de temps libre. Vous faîtes le calcul. (En fait,
il vaut mieux que vous ne le fassiez pas, parce qu’alors ça sonne vraiment
sale, et ça ne l’était pas tant que « ça ») !
Pendant deux ans, on s’est beaucoup battus, tripotés, on a grandi et – ah
oui– on a joué. C’était la pire et la meilleure époque.
Toucher Classe d’Armure Néant
Mais il y
avait quelque chose de pourri dans la salle à manger. Je me suis souvent
retrouvée déboussolée. Je savais que je n’étais pas complètement stupide
mais peu importe avec quelle force j’essayais, je ne pouvais tout simplement
pas comprendre les règles. Peu importe le nombre de fois ou j’ai demandé à
un des mecs de m’expliquer des règles comme le TAC0, cela semblait seulement
devenir plus compliqué à chaque fois.
Ils étaient aussi très possessifs avec leurs
bouquins – presque stade anal. Nous pouvions regarder les jolies images à
distance mais nous n’étions pas autorisées à toucher. Quant à les
emprunter ? Arf
Arf, Arf, Arf…
« Pour gagner du temps » ils nous
disaient de simplement jeter les dés et les mecs détermineraient alors notre
succès ou notre échec en fonction de ce que nous avions obtenu. Quand nous
demandions qu’ils nous expliquent encore les règles, ils nous
répliquaient : « Ce n’est pas grave, cela prendrait trop de temps,
jette juste ce dé et nous te dirons comment tu t’en es sortie. »
Finalement, bien qu’étant un peu crédule et
plutôt franchement naïve, j’ai commencé à réaliser que les choses
n’étaient pas aussi innocentes que ce qu’elles semblaient.
Ma théorie sur la vie « Tout le monde est fondamentalement gentil »
a commencé à s’effriter lorsque j’ai réalisé que tout cela était un
stratagème pour maintenir les « geignardes » dans l’ignorance et
établir une phallocratie.
Alors j’ai demandé à Kevin où je pouvais acheter les livres de règles et
j’ai fait quelques achats. Je suis revenue chez moi, me suis plongée dans les
règles de base, ai réalisé à quel point nous avions été abusées… Et
alors ?
J’ai quitté le groupe.
Prise de position
Je ne me suis pas emporté, je n’ai pas fait de
grandes déclarations, je n’ai pas crié ou hurlé. Mon intelligence avait
été insultée et ma fierté en avait pris un coup. Je décidais que ces types
n’étaient pas le genre de personne que je voulais comme amis. Alors je suis
partie.
Le lien avec les filles a survécu toutefois, Simonne et Julia (qui au final
s’est révélé être comme « Jay ») sont toujours mes deux amies
les plus proches.
La fin des examens du bac s’approchait et le groupe se dispersait de toutes
façons – pour aller à la fac ou pour chercher un boulot dans le monde réel.
Je fréquentais un club de rock/métal le samedi soir dans mon quartier et
j’avais commencé à me faire de nouveaux amis.
Par hasard je découvris que les types avec qui je traînais dans ce club
faisaient aussi du jeu de rôle. Qui se ressemble s’assemble,
j’imagine. Et reculez et voyez ! Un nouveau groupe surgit des
cendres comme un oiseau flamboyant.
Les douze salopards
Au commencement nous étions 12 et nous jouions deux
fois par semaine dans la salle à manger de mes parents.
Ma mère était d’accord pour qu’une troupe de très grands types aux
cheveux longs et vêtus de cuirs arpentent sa salle à manger tous les dimanches
après-midi et mercredis soirs. Quand j’étais gosse la maison de mes parents
avait toujours été le lieu de rassemblement de tous les enfants du quartier
(ma mère disait que cela ne la dérangeait pas dans la mesure où elle pouvait
garder un œil sur ce que je faisais) et il ne semblait y avoir aucune raison
pour que cela change maintenant que j’étais une adolescente.
En quelques semaines elle était devenue la mère adoptive de tous les types et
ils lui achetaient des paquets de chocolats à la liqueur et des Mentos comme
offrandes pour ses conseils et son hospitalité. Il y eut de nombreux
après-midi où je rentrais chez moi une heure avant que la partie ne commence
et l’un des types était déjà là en train de raconter à ma mère ses
peines de cœur.
Et de temps en temps elle venait pendant que nous jouions, s’asseyait et
disait « Bon alors expliquez-moi ça encore une fois » et nous
essayions tous et cinq minutes plus tard elle partait, tapant dans ses mains et
riant « Je ne comprends toujours pas ».
Étant une mère, elle n’avait pas à comprendre, elle avait juste à ne pas
se faire de souci à ce propos et c’est ce qu’elle fit.
Mon père fut moins impressionné mais limitait habituellement sa
désapprobation en faisant les gros yeux et en soupirant. Il n’avait pas de
problèmes avec le jeu de rôle en lui-même mais les ceintures cloutées et les
looks motards laissaient des rayures sur son joli ensemble de salle à manger
tout neuf. (On est au début des années 90 en ce qui concerne le look Heavy
Metal. Pensez Guns’n’Roses)
Tenir la distance
Ma vie en tant que rôliste à plein temps avait
commencé.
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Dans les six mois je maîtrisais ma première partie à
moi (Vous vous souvenez de
Hollow
World grog ?), j’ai ensuite
obtenu mes UV sur Ravenloft, essayé Shadowrun à l’université,
et je suis désormais l’expert résident sur White Wolf (Règles maisons,
pas d’angst).
Au cours des 11 dernières années et des quelques 30 joueurs que j’ai
connus, deux d’entre nous ont survécu et nous considérons les fondateurs
de notre petit groupe de joyeux drilles.
Il y a moi, évidemment.
L’autre c’est Duncan, ou D comme on l’appelle habituellement. Lors de la
première partie que j’ai jouée avec D, je lui ai demandé de m’expliquer
le TAC0. Il a utilisé trois phrases toutes simples et je n’ai jamais eu à
demander depuis.
C’est mon compagnon de JdR, mon fidèle camarade et virtuellement ma
famille, et malgré des désaccords sur à peu près tout le reste en ce monde
(religion, politique société ?), nous avons toujours réussi à nous
retrouver en ayant ce loisir en commun. Notre dernier groupe traverse
actuellement une période mouvementée mais je suis persuadée que nous y
survivrons sous une forme ou une autre.
Peu importe, D et moi continuerons encore. Je peux
nous imaginer démarrant un groupe de JdR dans la maison de nos vieux.
Le jeu de rôle n’est pas toute ma vie, mais une nuit par semaine
n’est pas vraiment suffisante et j’aime autant ce jeu que lorsque j’étais
une enfant de sept ans qui avait trouvé le plus beau jouet existant.
La boucle est bouclée
Et Kevin, avec qui tout a commencé ?
Eh bien, il ne joue plus. Après son mariage, sa femme s’est plaint,
avec de bonnes raisons, de son statut de « veuve du jeu de rôle ».
Plus tard il a dû déménager loin du quartier pendant quelques années et a
survécu grâce au « JdR par courrier ». Il a maintenant des
jumeaux âgés d’un an. C’est un homme occupé et heureux.
Son dernier tour de piste fut avec mon groupe, il y a de cela quelques années,
maîtrisant un Cthulhu sans système. Il a dirigé une partie de six heures
sans notes, papier, crayons et avec seulement 1d6. Nous avons tous adoré et
il nous a foutu les jetons comme jamais.
C’est un vieux pro, et toujours mon héros. Mais si
je dis que je suis en chemin pour aller à une convention, ses yeux se voilent
et un stupide sourire nostalgique se dessine sur son visage. Ca me brise le cœur.
Un jour ses enfants se rendront compte de la chance qu’ils auront eu
d’avoir quelqu’un comme lui pour leur lire des histoires le soir. Je sais
que je n’oublierai jamais la chance que j’ai eue.
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