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C’est ici que j’aborde mes premiers pas dans le jeu de rôle.
C’est un sujet très délicat. Parce que, d’une part, la vérité sur mes débuts
est ensevelie sous des versions apocryphes de la réalité taillées sur mesure
pour mes parents et mes sympathiques pairs non-rôlistes
; d’autre part parce qu’en tant que rôliste fille je ne l'ai vraiment
considéré au début que dans un contexte exclusivement social.
En réalité, ce n’est qu’un peu plus tard dans ma vie que le JdR devint une
activité satisfaisante, intellectuellement et sur le plan de la créativité.
Dans les faits, mon flirt avec les JdR suit d'assez près mon arrivée, ainsi
que mon départ, de l'université et de la vie intellectuelle. Je quittai la fac
alors que j'étais dans ma vingtaine, attirée par le vil appât du gain dans le
train-train quotidien de la vie métropolitaine.
J'avais grandi dans une petite ville (ou dans un gros bourg), lisant de la SF à
la lueur de ma lampe de poche sous les draps : Ursula Le Guin, Asimov, Ann
McCaffrey, ainsi que de la Fantasy, y compris Tolkien. J'écrivais et je
dessinais, et j'aimais jouer à des jeux reprenant ces thèmes.
Mais, d'une façon ou d'une autre, cela semblait n'être que des choses
infantiles que je devrais mettre de côté pour faire face à mes
responsabilités.
Mes parents étaient des Grands Maîtres Zen pour ce qui était d'être déçus.
J'avais déménagé loin de ma ville natale et je faisais l'imbécile à la fac
et dans les colocations, mais ils utilisaient une sorte de rayon de domination
mentale capable de m'atteindre même à de telles distances pour m'implanter
l'idée que je devais renoncer à l'imaginaire et au mystérieux, pour des
revenus et des prêts immobiliers.
Bien que polard(e) socialement handicapée, mal à l'aise à l'école et au
début de ma vie étudiante, je réussissais à passer pour une adulte normale
au milieu de mes amis de 20 ans et plus, sportifs, fans du grand air et bien
pensants, en ne faisant aucun commentaires sur le sport (dont je ne me souvenais
jamais d'aucune règle) et en évitant tout implication physique dans les sports
d'équipe.
Néanmoins, je passais mon temps libre à jouer à l'ordinateur, et m'évadais
dans des romans de Fantasy dès que je le pouvais. Mais je n'avais personne à
qui parler de ces passe-temps intellectuels et de ces élans d'imagination, et
lorsque mon compagnon ou mes amis étaient témoins de ma vie secrète, ils se
contenaient de hocher la tête.
Dans la ville où je vivais
alors se trouvait un restaurant grec avec de lourdes tables de bois et des
draperies de velours rouges. Là, un groupe de mes bruyants collègues de bureau
avaient l’habitude de se rencontrer autour d’un pichet de vin rouge et
d’un plat de kebabs huileux. Si je leur avais dit combien cette scène me
rappelait la taverne de Bards Tale 1 ou un de ces suppléments de Ravenloft
dont je me souviens à peine, ils m’auraient considérée avec le même regard
particulier qu'ils réservaient à ceux qui souffrent d’instabilité mentale
ou qui croient en la numérologie.
Lorsqu'une fois l’acronyme AD&D a été cité, mes amis de la gym crurent
que c’était une sorte d’additif alimentaire.
Alors j’ai respecté l’adage qui veut que si l’argent ne fait pas le
bonheur, il peut rendre votre malheur beaucoup plus amusant.
Cependant, je me rendis compte au bout d’un moment que je m’amusais à peu
près autant que je pouvais me le payer. Je travaillais à quelque chose en quoi
je ne croyais plus, pour me payer des piles de choses qu’il ne m’amusait
plus de posséder. Et que, plus généralement, mon futur s'annonçait
globalement sous le signe du malheur, une perspective plutôt morose.
Heureusement, ma vie se désintégra en un désastre abject à ce moment là.
A la suite d’une enchaînement d’événements et de choix maladroits et désespérés,
je perdis tout ce que je croyais avoir, mais que je n’avais pas en réalité.
Alors en cette terre étrangère, pleine de serpents venimeux et de poussière,
je commençai à reconstruire quelque chose qui ressemblerait de plus près à
une vie.
Etrangement, ce faisant, je constituai et composai le type de CV de polard que
vous avez déjà lu dans ce zine : diplôme universitaire d’informatique, séries
TV cultes, philosophie amateur, vie en colocation et beaucoup, beaucoup trop de
temps devant un ordinateur.
Ensuite vint ce qui fut, vraisemblablement, un tournant dans ma vie ludique - si
j’excepte les faux départs et les rencontres fugitives. A la Games Society
de l’université du Queensland, je rencontrai une bande d’allumés
catastrophiquement sociopathes qui jouaient tous aux jeux de rôle, et dont
certains venaient juste de commencer à travailler sur un petit zine en ligne
sur les JdR… [ Oh...Oh… Je crois qu’elle parle de nous. NdlR]
Je peux me souvenir du premier JdR joué avec ce groupe
- c’était une campagne d’Ars Magica, dans un contexte d’Europe
médiévale mythique.
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[1] NdT : Toucher une Armure de
Classe 0, score de combat de (A)D&D
Parfois, je me sens vraiment
comme Miranda… |
Je ne savais pas vraiment à quoi m'attendre, n'ayant qu'un vague souvenir des
pages de tableaux de D&D et du confus TAC0 [1] datant du lycée et de
mes premiers jours d'université. Mais ces gars étaient tous des adultes : pour
sûr, ils allaient me respecter en tant que femme et individu.
Une ou deux heures s'étaient à peine écoulées après avoir créé mon
personnage que je/elle nous retrouvions déshabillées par un groupe fanatique
de moines combattants, dans une sorte de grotte en pleine France médiévale.
J’étais dans un état d’incrédulité et de nausée montante tandis que le
MJ détaillait la scène sur le ton de l'évidence : « Non, ils sont trop
nombreux pour les combattre. Ils te vêtissent de l’habit de la jeune esclave
prête au sacrifice. »
Tandis qu’il consultait ses tables de résultats et continuait à jeter les dés
derrière son écran de MJ, je dirigeai toute la puissance sur mes boucliers déflecteurs.
« D’accord, je cache une grande fiole de poison mortel dans ma main, avec une
aiguille pointue! »
« Du poison? Mais il n’y a pas… »
« Oh, si, c’est ici à la fin de mon équipement. Je l’avais depuis le début
».
« Mais comment aurais-tu pu passer la rivière et combattre le… »
« OK, je jette les dés pour voir si j’arrive à le
cacher : Oui, je réussis! »
" Euh… - D'accord *Teuh !* Très bien… Le Moine supérieur te
mène à travers la foule qui t'attend et…*Arrg !* "
« Je plante jusqu’à la garde l’aiguille trempée de poison dans le moine
supérieur, comme ça ! »
« Mais il aurait… »
« J’ai un bonus en initiative pour mon attaque surprise, car il ne regardait
pas mes mains !»
« Elle a raison. »
« Oui, c’est vrai, tu… je veux dire, le moine ne regardait pas ses
mains. »
« OK, OK, tu n’as pas à jeter les dés- à cette distance, c’est une réussite
automatique. Maintenant… »
« C’est un poison à action rapide. Quels genre de gargouillis fait le
moine supérieur ? »
C’est plus ou moins ainsi, je pense, que cela c’est déroulé. Je suis
partie un peu confuse et assez boudeuse, mais je découvris que, tous comptes
faits, je m’étais amusée. Que je m’étais énormément amusée. Le groupe
de jeu ne fut, sans aucun doute, jamais plus le même après cela.
Depuis, j’ai connu le plus grand débordement de créativité dans les
JdR dont je me souvienne, et j’ai rencontrée certaines des personnes que
j’apprécie le plus. Simplement, ne me parlez plus des années 80 - je préfère
oublier.
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