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Remarque : Les noms de
toutes les parties en cause ont été changés afin de prévenir des recherches
débiles de forcenés sur Google.
J'avais douze ans la première fois que j'ai joué. J'avais douze ans, j'étais
empoté, et je m'ennuyais.
J'ai grandi au milieu de nulle part, en Alabama. Mes parents possédaient une
ferme, et quand j'ai eu dix ans, nous avons déménagé hors de la métropole
bourgeonnante de Eufala, en Alabama (Population : 10 000 habitants) pour aller
dans une maison près de la ferme familiale, à 20 km de..., eh bien..., de
tout. Cependant, Je n'étais pas vraiment adapté à ce style de vie, je voulais
passer mes journées à lire des livres bizarres et jouer à des jeux vidéos.
Je n'avais pas encore découvert la fantasy, mais vraiment le genre de
livres que je lisais était quand même plein de sexe, de violence et de
transgression. Je suppose que Clive Barker, les trucs d'Anthony Piers qui ne
parlent pas de Xanth, et Heinlein, c'était de la fantasy, mais tout le
tralala avec les elfes-les–épées-et-la-magie m'avait échappé jusque là.
Ah oui, encore deux choses : d'abord je n'étais pas un type cool. Ca doit déjà
sauter aux yeux mais cela va compter par la suite. Ensuite, je viens d'un milieu
chrétien très fortement fondamentaliste et, à cause de cela, la mythologie de
la transgression avait tendance à m'obséder, en quelque sorte.
Un dimanche après-midi, le téléphone a sonné. Ma mère me cria : "C'est
pour toi." Personne ne m'appelait jamais. C'était plus qu'étrange.
Danny Pepper, le type le plus sympa que je connaissais, était à l'autre bout
du fil. Danny était déjà un acteur accompli à douze ans - il est toujours
acteur aujourd'hui, pour ce que j'en sais. Le truc rigolo, c'est que, maintenant
que j’y repense, il était aussi bizarre et boutonneux que n'importe quel
gosse de douze ans. Il était simplement cool.
Enfin peu importe, Danny me dit "Qu'est-ce que tu fais ?" J'avais vu
Danny au catéchisme ce dimanche matin là.
- "Pas grand chose. Je suis en train de jouer sur mon ordinateur."
J'avais passé la journée à écrire un programme de jeu qui était sensé
simuler le piratage d'un autre ordinateur.
- "Tu veux jouer
à D&D?"
Mon sang ne fit qu'un tour. Je n'avais aucune idée de ce que était vraiment
D&D. Je savais juste que c'était satanique - que c'était le jeu du
Diable, plein de magie et de cauchemars. Pour moi, Danny venait juste de me
demander si je voulais être possédé par Belzébuth. Bien sûr que je voulais
jouer à D&D.
- "C’est sûr. Je veux dire : oui. Euh... quand ? Qu'est ce que je
dois faire ?"
- "Pointe- toi chez moi quand tu veux. Et jette trois dés six fois en
ajoutant les scores. Tu as un stylo ? Mets-les par écrit. Écris ces scores
sous les mots : Force, Intelligence, Sagesse, Dextérité, Constitution et
Charisme. Chris et Kyle seront là."
Ma voix trembla. - "OK. Je veux dire : pas de problème. Je serai là."
Je raccrochais, mes mains tremblantes et mes entrailles se tordant comme celle
d'un mort-vivant. "Maman ? Est-ce que tu peux me déposer chez Danny?"
"Pourquoi? Ca fait de la route jusqu'en ville" répondit ma mère.
Je croyais qu'elle pouvait sans doute voir mon âme et percevoir toute
l'engeance démoniaque que je me préparais à déchaîner dans ma vie. Je
pouvais sentir le goût du vomi dans ma bouche. "Euh... on va jouer au
basket."
"Au basket? Mais tu ne joues pas au basket."
"Je veux apprendre. Et puis Danny est cool."
Elle me caressa les cheveux.
"Bon, d'accord. Je sais que ça te manque de traîner avec tes
copains."
J'ai dû faire de l'hyperventilation tout le long de la route jusqu'en ville. Armé
d'un dictionnaire et de trois dés d'un jeu de Yathzee, je m'étais fait une idée
de ce que Constitution voulait dire, et avais obtenu des résultats pour chacun
de ces mots occultes dont Danny m'avait parlé. J'avais le morceau de papier plié
dans ma poche, et il me brûlait la cuisse comme le talisman démoniaque qu'il
me paraissait être. Peut-être que ces chiffres étaient pour le démon que
j'allais invoquer. Je n'avais aucune idée de ce qui se passait, mais la poussée
d'adrénaline m'avait rendu transpirant, effrayé et complètement excité. Je
crois que ma mère m'a demandé ce qui n'allait pas vingt fois pendant la
demi-heure de trajet, et chaque fois, je pensais qu'elle allait repérer
l'incantation dans ma poche à l'aide de son sixième sens divin et me ferait
exorciser sur place.
Enfin, en arrivant chez Danny, je frappais à la porte que Mme Pepper ouvrit.
"Clint ! Comment vas-tu ? Est-ce que tu veux des cookies ?"
Mon estomac se retourna. Les cookies de Mme Pepper était merveilleux, mais le mélange de ce qu'il y a de plus sain dans la famille américaine
et du démonisme dans la même heure m’apparaissait comme un mélange de lait
et de jus d'orange. "Euh, non. Je ne peux pas. Je veux dire : je viens
de manger."
Elle me fit un grand sourire. "Bon, très bien, veux-tu descendre le plat
aux autres ? Ils sont au sous-sol."
En toute honnêteté, la porte de ce sous-sol fut le portail de l’enfer des
cauchemars de mes parents. J'ai vu une femme nue pour la première fois, fumé
ma première cigarette, bu ma première bière, et touché le sein d'une fille,
tout ça dans ce sous-sol et en cinq ans. Mme Pepper était la plus sympa. A l'époque,
je ne le savais pas.
Je me frayai un chemin dans les escaliers, me raccrochant à la rampe comme si
ma vie en dépendait. La réalité brutale de ce que j'étais sur le point de
faire me frappa, et rien qu'ouvrir la porte du sous-sol prit une dimension
symbolique énorme; j'ouvrais la porte pour laisser pénétrer dans mon âme
tout ce dont elle avait été protégée.
- "Danny?"
- "Hé, mec. Descends donc."
Danny, Kyle et Chris étaient assis autour d'une table à jeux de cartes,
couverte de livrets. - "Alors Clint - qu'est-ce que tu veux jouer ?"
me demanda Danny. "On a un nain, un clerc et un voleur."
Je haussais les épaules, complètement perdu. -"Chais pas. Voici mes
scores." Je sortis le morceau de papier que je soumis à son approbation.
- "Pas mal. Ça pourrait faire un bon elfe."
- "Tu veux dire comme les elfes du père Noël? Des petits gars
joufflus?"
- "Non - ça c'est plutôt des hobbits. Ceux dont je te parle sont pâles
avec des oreilles pointues, ils jettent des sorts et combattent à l'épée."
J'avais lu un peu de Moorcock, et j'ai immédiatement pensé à Elric.
"Putain ouais j'aime ça. Qu'est-ce qu'on fait?"
Quelques heures plus tard, ma mère est venue me chercher, sourires et tout. J'étais
tout sourire. Je ne connaissais pas les règles, me disais que le THAC0 était
le truc de maths le plus dur que j’avais jamais fait, et j'étais mort sous
les griffes de quelques stryges, mais j'étais plus heureux que jamais.
- "Tu t'es bien amusé au basket ?"demanda ma mère.
- "C'était génial."
répondis-je, riant intérieurement. Maintenant si seulement je pouvais
atteindre le niveau sept, pour que je puisse apprendre de la vraie magie, pensais-je tandis que nous roulions vers l'église.
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