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J’avais à peine dix ans et certains enfants plus âgés
(qui ne me supportaient pas) parlaient tout le temps de D&D. J’en
avais vu une pub dans Spiderman.
Je crois que c’est là que je sentis les tiraillements du désir pour la première
fois.
Alors je pris mes trois dollars d’argent de poche et partis à pieds le long
des quatre kilomètres qui me séparaient du magasin de jeu le plus proche.
Lorsque j'y arrivai, ce fut incroyable. Il y avait des maquettes (j’en avais déjà
fait et j’étais fatigué de les exploser), des figurines (certaines, magnifiquement peintes, dans des armoires en verre) et
une longue étagère où les jeux de rôles abondaient.
Il y avait D&D, Tunnels & Trolls, Runequest, Traveller, Top Secret et d’innombrables autres. Je les feuilletai quelques
minutes avant de me rendre soudain compte que mes trois dollars ne me
permettraient pas d’acheter quoi que ce soit.
Au moins, je pouvais toujours explorer un peu et voir plus tard si je pourrais
embrouiller mes parents pour qu'ils me l'achètent. J’ai vite trouvé ce que
je voulais. La boîte de base de D&D:
prix 6$. Alors je me suis traîné à la maison pour supplier mes parents de
me prêter trois dollars jusqu’à la semaine prochaine.
C’est alors que
j’ai réalisé que mes parents étaient de sales radins ; parce qu’ils
ont dit non ; et que ils ne s'étaient jamais souciés de mon bonheur ni de
celui de ma sœur (ils passaient leur temps à boire et à fumer de l'herbe:
c’étaient des Bikers). M'allouer 3$ par semaine dépassait la limite de leur
responsabilité parentale. Alors je devais d'une manière ou d'une autre passer
la semaine sans dépenser un centime à la cantine, en bonbons ou en sucreries.
Pour un gamin de dix ans, cela revenait à équilibrer le budget de l'Etat.
Bon, les semaines passèrent et je ne fus jamais capable de rassembler les six
dollars. Il semblait que le mieux que j'aie pu conserver approchait des 4$ - 4,25$. A l’époque les comics coûtaient encore 25 cents (mais les 35
cents pointaient à l'horizon); autant dire que six dollars constituaient une somme considérable,
et que cette limite semblait impossible à atteindre.
Mais d’une certaine façon les dieux ont dû se pencher sur moi. Il passa
environ un mois, mes rêves de D&D
avaient commencé à pâlir, lorsque ma mère annonça que nous irions aux célébrations
de la Fête Nationale pour voir le feu d’artifice.
Sur le chemin, je mis un plan sur pied. Je demandai si j'allais avoir un peu
d’argent pour les manèges. La réponse fut immédiate - "Et ton argent
de poche ?" Ma sœur et moi nous sommes immédiatement mis à geindre
- "On l’a dépensé… on ne savait pas qu’on en aurait besoin pour les
manèges!" Ma sœur, qui était déjà une grande actrice dramatique, avait une sorte de don pour pleurer et mes
parents abandonnèrent. Ils nous donnèrent à chacun trois dollars. Je fis le
compte de mes économies: j’avais exactement trois dollars. Mon cerveau se mit
à vrombir quelques secondes : 3 + 3 = 6. Extraordinaire – Je pouvais
oublier les manèges et m’acheter ma Boîte de Base.
A peine arrivé au "Ford Field" (c’est là que se déroule la fête
nationale à Dearborn, Michigan), j’ai dit à mes parents - "Je vais au
magasin de jeu". Mes parents, qui m’ont toujours laissé très libre, ont
eu en gros la réaction : - "Vas-y, tu nous retrouveras à la
buvette." Aujourd’hui, cela me stupéfie qu'ils aient pu laisser un
enfant de dix ans se promener seul dans un carnaval. On ne voit rien de tel
aujourd’hui – les temps ont dû changer.
Pour rejoindre le magasin, j'ai traversé cinq blocs littéralement en courant,
avec six dollars à la main. Comme un laser, je traçai jusqu’à l’étagère
pour saisir la magnifique boîte rouge blasonnée du nom de Gary Gygax, et
marchai jusqu’au comptoir où siégeait le propriétaire, un certain Walt.
Je
posai la boîte doucement, tout comme Indiana Jones avec l’idole en or au début
des Aventuriers
de l’Arche perdue.
L’air crépitait d’électricité ludique.
Walt commença à enfoncer les touches de sa caisse enregistreuse…
Il y eut
des sonneries et des vrombissements.
Et là, Walt a dit :
- "Ça fera 6$30."
J’ai failli m'évanouir. Je me tenais là, bouche ouverte, confus et désorienté,
à peine capable de couiner : - "Monsieur, il y a marqué 6$00 sur la
boîte"
- "T. V. A." fut sa réponse.
J’étais un enfant, je n’avais jamais entendu parler de TVA. Dans le
Michigan, ni les comics
ni les bonbons ne sont taxés. Mais les Jeux de Rôle, si.
Tout était fichu. Je n'allais pas pleurer, mais j’avais une grosse boule dans
la gorge comme si ça allait être le cas. Walt posa son regard sur moi. Il me
vit marmonnant et confus. C’était un homme sévère, mais honnête, et il
n’avait pas la tête d’un homme prêt à faire une remise à quiconque.
Lui-même n’était pas vraiment un fan de JdR mais un modéliste pur et dur,
spécialisé dans les bateaux. Je n'attendais de lui aucune pitié et me préparai
à partir.
Je me traînais vers la sortie quand Walt lança : -"Hé, petit, ça
ira pour cette fois... "
Je n'entendis rien de ce qu'il dit d'autre car quelque chose avait surgi pour me
couper de la réalité. Il n’y avait plus que moi et ma boîte rouge
brillante. Walt la mit dans un sac avec le reçu et, en gros, me dit de décamper.
Je pense, ou au moins je me plais à penser qu’il l’a fait par pure bonté,
et pas pour des raisons commerciales. J’aime à penser que peut-être, les
dieux du jeu de rôles se sont penchés sur moi ce jour là sous la forme
d’une exonération de taxe de 30 cents.
Quand la porte s’ouvrit sur l’air libre, je sentis que j’avais fait un
grand pas sur mon chemin vers l’âge adulte. Pour moi, finies les figurines Star
Wars ou Micronautes. J’étais un homme de D&D
à présent.
Je n’ouvris pas la boîte tout de suite ; pour une raison obscure, j’étais
inquiet. Je devais attendre. Cette chose était trop précieuse pour être
ouverte ici avec la foule autour de moi. Je partis retrouver mes parents à la
buvette, et je leur dis que je rentrais à la maison avec "Mon Précieux."
-"Comme tu veux" fut leur réponse.
Je trottai victorieusement vers la maison, m’enfermai dans ma chambre et les
portes du Walhalla s’ouvrirent. Je lus tout le contenu de la boîte du début
à la fin jusqu’à l’aube et créai mon premier personnage tandis que le
soleil se levait. Le jour de gloire était arrivé !
Son nom était Moondog, un guerrier nommé d’après mon catcheur favori,
Moondog Spot. Avec Moondog, je truquai mes premiers jets de dés… et l’épopée
commença.
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