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La vieille dame prit le parapluie, reconnaissante, et le remercia d'un
sourire. "Vous avez bon cœur" lui dit-elle. "C'est
parfois suffisant pour être en sécurité n'importe où." Puis
elle hocha la tête "Mais, la plupart du temps, ça ne l'est
pas."
D'après Neverwhere de Neil Gaiman
Etes-vous un joueur du type " Juste un" ?
"Mais la plupart du temps, ça ne l'est
pas..." et les joueurs le savent aussi bien que quiconque. Nos petits
simulacres de papiers font face à des situations plutôt risquées au
cours de leurs vies. Pièges empoisonnés, vampires en maraude, dragons
noirs, savants fous, assassins globe-trotters, horreurs issues de la nuit
des temps, nouilles corrompues par le Ver... Bon sang si vous jouez à
Rolemaster, laisser son personnage regarder les nuages pendant cinq
minutes amènent les probabilités d'une mort instantanée par empalement
à un niveau alarmant. Tout joueur est conscient à un niveau où à un
autre que le conflit est presque inévitable pour ses personnages et
encore plus conscient que quelques glissements de chiffres et autres coups
de pouce à la création du personnage pourront faire pencher la balance
de leur côté.
Je l'ai fait. Vous l'avez fait. Même ces rôlistes qui se targuent
d'éviter les "machines de combats" ont leurs petites astuces de
métajeu, comme le phénomène du "Juste un". Vous savez de quoi
je parle : "Je vais jouer un personnage moyen, équilibré avec juste
une excellente compétence de combat" ou "juste un excellent
talent psionique" ou "juste un attribut exceptionnel" et
bien sûr cette compétence ou ce pouvoir pèse tellement dans la balance
que n'importe quelle faiblesse relative que subit le personnage devient
globalement négligeable.
Tripatouiller son personnage, en se fondant sur du métajeu est, bien
sûr, parfaitement compréhensible et ne constitue pas un crime. Je
présente ici, non pas une réfutation de ce modèle de création mais une
alternative, fondée sur ces deux questions :
Est-ce, d'une manière ou d'une autre (ou au moins partiellement)
malhonnête de créer un personnage compétent et prêt au combat, non
parce que le background l'exige mais parce que le joueur sait, en métajeu,
qu'il finira par être impliqué dans un combat ?
Est-ce que l'on manque quelque chose en se pliant à cette connaissance de
métajeu et en l'utilisant pour guider le processus de création du
personnage ?
Je ne peux pas répondre à votre place... La seule réponse importante
ici est une réponse personnelle, pas une réponse rhétorique. Si cela
vous laisse songeur, il me semble que vous pourriez, en fait, être
récompensé en vous affranchissant un peu des limites de la mentalité
rôliste conventionnelle, même si vous n'essayez qu'une fois. Je suggère
que vous essayiez de jouer un personnage qui n'a aucune idée de ce qui va
lui tomber dessus... et qui serait conçu statistiquement en accord.
Ô vous les insignifiants, vous les fascinants d'insignifiance...
J'aime créer et jouer des personnages qui n'ont aucune
idée de ce qu'ils vont être amenés à rencontrer. J'aime aller plus
loin encore en jouant des personnages dont la vie n'a rien fait pour les
préparer aux événements auxquels ils feront face au cours de la partie.
La différence est subtile, mais vivifiante. J'aime jouer des personnages
qui doivent s'adapter à un nouveau paradigme, se restructurer, se
dépasser pour affronter de nouveaux défis plutôt que de les gérer
tranquillement dès le premier jour. On pourrait peut-être dire qu'il
s'agit d'insuffler une perspective humaniste dans ma pratique du JdR, une
préférence pour les héros qui émergent de l'espoir et de la
nécessité au détriment de ceux qui sont "choisis" ou
distingués depuis la naissance. Mais je digresse.
Je crois que le plaisir de développer son personnage est l'un des rares
points communs partagés par quasiment tout les rôlistes. Développer son
personnage peut se faire de différentes manières - certains apprécient
d'acquérir des objets, des biens et du pouvoir, d'autres préfèrent
approfondir la personnalité, tandis que quelques privilégiés profitent
de toutes ces possibilités. Jouer un personnage sur une certaine période
procure des satisfactions - il acquiert des cicatrices, des trophées, des
talents et des lauriers. Même si ces développements peuvent prendre des
milliers de formes, ils reflètent tous, au fond, un seul phénomène -
les rôlistes aiment évoluer avec le temps. Et pour moi, le changement le
plus délicieux, la métamorphose qui me comble le plus, se produit
lorsqu'un personnage ni doué, ni préparé, sans super pouvoirs réussit
à se sortir sain et sauf d'une série d'aventures parce qu'il a su
s'élever à la hauteur du défi, rester fidèle à lui-même et appris de
nouvelles combines.
De quel genre de personnages suis-je en train de parler ? Laissez-moi vous
donner quelques exemples issus de la littérature et du cinéma.
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Richard Mayhew, du Neverwhere de Neil Gaiman
Richard est un employé de bureau bien élevé,
sympathique et un peu confus qui tombe dans une brèche de son monde, se
retrouvant perdu dans une aventure permanente.
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[1] NdT: Tanya Huff est une romancière
canadienne, surtout connue dans le domaine de la Science-Fiction. Elle a
participé à la série des romans Ravenloft.
Gate of Darkness, raconte l'histoire d'un disciple des forces
ténébreuses tentant de s'emparer de Toronto et contre lequel se
dresse un groupe de héros hétéroclites. |
- Quasiment tout les personnages centraux de Gate of
Darkness, Circle of Light de Tanya Huff [1]
C'est un de ces romans dans lesquels je suis tout le
temps embourbé, à la fois plutôt charmé mais incapable de le
dévorer passionnément. Il m'a toutefois permis d'initier la réflexion
qui a conduit à cet article.
Un groupe de personnages improbables est au cœur du roman- une attardée
mentale avec quelques intuitions surnaturelles, un clochard guitariste,
un travailleur social dur à cuire et un chat noir étonnamment malin.
Bien qu'alliés avec une puissante entité surnaturelle, ils sont tout
aussi important qu'elle dans l'histoire et doivent y survivre, en
utilisant uniquement les compétences somme toutes banales qu'ils
possèdent. Aucun d'entre eux n'est champion d'escrime, ni secrètement
spécialiste en arts martiaux ou biathlète olympique.
- Les Hobbits dans La communauté de l'anneau de J.R.R
Tolkien.
Les hobbits sont un cas exemplaire, tout
particulièrement dans le premier tiers de l'épopée. Ils sont fermes,
résolus, courageux, loyaux et désespérément surclassés. Leur
vulnérabilité suscite une grande sympathie chez le lecteur et les
force à toujours plus d'ingéniosité. Aragorn, Legolas, Boromir et
Gimli peuvent croiser le fer avec l'adversaire en poussant un puissant
cri de guerre... tandis que les hobbits doivent se contenter de
poignarder quelques monstres dans les orteils avant de s'enfuir en
remettant le combat à plus tard.
- Bobby dans Comte Zéro de William Gibson
Bobby est un punk adolescent et maigrichon qui rêve
d'aller à la Mégalopole et de devenir un hors-la-loi de
l'informatique, traversant la matrice pour le compte de gros bonnets et
faisant des gros coups. Le problème de Bobby c'est qu'il est un
monsieur tout le monde, complètement à côté de la plaque en ce qui
concerne le monde réel. Il réussit toutefois à survivre à l'aide de
personnages tout droit issus de ses rêves, et en survivant, il
apprend...
- Dr John Watson des aventures de Sherlock Holmes de
Sir Arthur Conan Doyle
Watson est un homme d'expérience, un homme du monde,
bourgeois et respectable, un gentleman doté de bon sens. Ce qui
signifie qu'il est complètement en dehors de son domaine quand il se
retrouve dans des intrigues qui conviennent davantage à son ami
Sherlock Holmes, même s'il est toujours à ses côtés. Le cas de
Watson montre qu'un "niveau de compétence" est une chose
très relative et très malléable, ce brave homme n'étant sans doute
pas un manche dans son domaine d'expertise.
- "J", interprété par Will Smith dans le film Men
in Black
"Laisse moi te dire un truc, connard" dit
l'agent K, vétéran, interprété par Tommy Lee Jones "A partir de
maintenant tout ce que tu sais faire c'est de la merde", il sort et
le prouve. Bien que "J" soit un officier de police convaincu,
intrépide et physiquement apte, il est plutôt bluffé par les défis
qui l'attendent le premier jour de son nouveau boulot. Là encore, comme
le Dr Watson "J" n'est déficient qu'au regard des surprises
qui l'attendent aux confins de la "normalité".
C'est le genre de personnage que j'ai le plus de
plaisir à jouer, ceux qui sont projetés dans un maelström d'épreuves
hors de leur portée habituelle, ceux que leur propre insuffisance force
à remplacer l'audace par l'ingéniosité. Ces personnages incarnent
l'expression "Travailler plus intelligemment, pas plus
dur".
Personnellement, je préfèrerais, par exemple, essayer de sauver
l'univers avec un comptable plutôt qu'avec un commando de l'espace, ou
combattre les vampires avec un auteur de romans plutôt qu'avec un moine
shaolin cybernétique. Pour beaucoup, l’attrait du jeu de rôles réside
dans la possibilité de jouer un Héros avec un H majuscule, une
caricature plus vraie que nature dans un film ou un roman imaginaire, un
faucon parmi les roitelets.
Toutefois, plus je joue plus je découvre la satisfaction de jouer des
personnages qui ne sont pas des héros fabriqués à la chaîne et livrés
comme tels, mais qui gagnent leurs galons dans les feux d'une aventure où
ils semblaient être voués à se faire écraser. Au travers de la
vulnérabilité, de la frustration et de l'improvisation désespérée,
j'ai trouvé le moyen pour aller plus loin que jamais dans la tête de mes
personnages. J'ai ainsi renouvelé le plaisir que je peux prendre dans
leur évolution et leurs accomplissements.
Au cas où ce ne serait pas encore explicite, notez que je ne préconise
pas de jouer des personnages avec des faiblesses proéminentes et
traumatisantes dans ce seul but. En fait, il n'y a rien de mal à jouer un
personnage qui n'a aucune faiblesse évidente, à part être confronté à
des épreuves d'une magnitude excédant tout ce à quoi il a pu être
préparé par l'entraînement ou l'expérience. C'est très différent de,
disons, créer un personnage de GURPS qui, physiquement, est
complètement infirme et utiliser les points ainsi gagnés pour acquérir
des capacités psioniques susceptibles de faire exploser les cerveaux à
une distance de 15 milles.
Jouer en mode "Les illusions de l'adéquation"
Cette approche du jeu de rôle requiert trois
éléments.
Elle requiert de construire pour le personnage un ensemble de compétences
et d'attributs qui soit effectivement aléatoire et non préparé au
regard de l'aventure dans laquelle il sera mobilisé. De nombreux
personnages intéressants, bien léchés peuvent être crées en
respectant cette contrainte, et c'est là que réside la clé de voûte de
cette expérience. Vous devez vous en tenir à concevoir un personnage qui
soit entièrement modelé par son passé et qui ne soit en rien affecté
par votre connaissance en métajeu, de ce qui l'attend. Donc, pas d'effet
"juste un", pas de raisonnement du style "Je crois que je
vais mettre de côté vingt points de création pour des compétences de
combat, vu que le MJ risque d'orienter la campagne vers l'arène des
gladiateurs". Si un personnage doit avoir des compétences de combat,
par exemple, que ce soit parce qu'il a fait son service militaire. Ni
plus, ni moins.
Cela requiert un certain type de système de jeu, fondé sur les
compétences, comme GURPS, Fudge ou le système du Conteur
par opposition à, disons, D&D3. Les personnages issus des
systèmes à niveaux ont tendance à devenir puissants et à acquérir des
capacités suivant une courbe toujours croissante, ce qui est très
différent du développement focalisé d'un système fondé sur les
compétences. Certains jeux sont aussi manifestement orientés vers le
combat (Rolemaster, par exemple) donc, quitte à y jouer, autant
abonder dans son sens. Il faut se souvenir que, de même que la langue
maternelle canalise notre pensée dans certains schémas, le système de
jeu que nous choisissons canalise notre façon de jouer selon certains
schémas.
Et enfin cela requiert un MJ parfaitement compréhensif, c'est même la
condition la plus importante. Il y a toujours quelque chose de
fondamentalement absurde à ne pas discuter du concept d'un personnage
avec le MJ, mais dans ce cas précis c'est particulièrement vital. Il ne
s'agit pas d'envoyer un personnage affronter des épreuves qui le tueront
à coup sûr (disons un voleur 1er niveau contre un dragon
rouge), il s'agit de l'art de créer un personnage qui devra s'adapter à
ce niveau d'épreuves plutôt que d'y être habitué dès qu'il entre en
jeu. Evidemment, cette approche du jeu de rôle ne pourra être fructueuse
que si elle se fait sous le regard d'un MJ qui est non seulement au
courant mais, à un certain niveau, bienveillant. Pour certains rôlistes,
la création de personnages est, en elle-même, une espèce de
compétition et la survie du personnage est une mesure de l'habileté du
joueur qui l'a créé. Nul besoin de préciser que si cet état d'esprit
peut être amusant dans son domaine, cela risque de ne pas trop convenir
à une table où quelqu'un joue un Richard Mayhew ou un Frodon Sacquet.
"Mais, Scott,".. j'entends un certain nombre d'entre vous me
marmonner à ce moment précis "comment quelqu'un peut-il créer une
petite créature insignifiante comme ce que tu sembles nous décrire,
pauvre crétin, et s'assurer malgré tout qu'elle pourra ne serait-ce
qu'être impliqué dans la partie qui vient ?"
C'est une bonne question, qui a une bonne réponse. Premièrement,
rappelez-vous mon troisième avertissement ci-dessus. En tant que MJ, je
ne laisse jouer que des personnes qui s'accordent au thème et ont un
personnage adéquat. En tant que joueur, je ne cause pas aux autres MJ le
désagrément de venir à leurs parties avec des personnages choisis au
hasard et à côté de la plaque. Ce n'est pas parce que je veux jouer un
comptable que je veux jouer un comptable non impliqué. Je vous parle d'un
comptable qui a le cœur d'un héros, un comptable qui ne reculera pas en
laissant l'impitoyable tyran galactique Zong le Cruel asservir le cosmos.
Regardez tout les personnages que j'ai décrit plus haut, qu'ils ne soient
pas aussi forts, durs et parés à tout que les autres ne signifie pas
qu'ils ne sont pas faits pour être au cœur de l'action. Bien au
contraire, ils y ont tous leur place. Je crois que, dans des limites
raisonnables, c'est le devoir des joueurs de créer et de maintenir des
personnages qui resteront impliqués dans l'histoire, tant que le MJ, en
contrepartie, maintient une histoire intéressante.
"Bon d'accord" marmonnez-vous probablement maintenant "mais
il y a un problème encore plus important à surmonter. La dimension
ludique d'une partie de jeu de rôle requiert, quelquefois de réussir à
accomplir une tâche. De temps en temps, un coup d'épée doit atteindre
son but, un précipice doit être franchi ou un réseau informatique
piraté. Quel plaisir peut-il y avoir à jouer un avorton qui échoue
constamment ? Comment faire pour que le jeu finisse par arriver quelque
part ?"
Ah, mes bons lecteurs, qu'il ne soit jamais dit que vous manquez de
perspicacité, soyez-en bénis. C'est un point délicat, mais je vais vous
rappeler que je n'ai jamais encouragé de jouer un échec pour le plaisir
de l'échec. Pas de problèmes, jouez un ranger elfe aguerri ou un
commando meurtrier des SAS. Le truc c'est, qu'est ce qui se passe
lorsqu'un accident magique dépose ce ranger elfe dans le monde moderne,
qu'il doit trouver un boulot, un endroit où dormir et apprendre à tout
maîtriser depuis les cartes de crédit jusqu'aux automobiles ? Que se
passe-t-il lorsque le commando des SAS atterrit sans ses armes sur une
planète étrangère, essayant d'aider un peuple indigène réduit en
esclavage à repousser ses seigneurs aliens technologiquement en avance
(Je crois qu'il y a eu un film sur ce thème il y a quelques années) ?
Revenons encore une fois à mon troisième avertissement, si vous pensez
essayer cette approche du JdR avec un MJ qui aime faire tomber les
personnages de falaises de mille mètres de haut ou les faire affronter Le
Seigneur Soth et toute son armée durant la première séance... C'est
quoi votre problème ? C'est là que je sors à nouveau le mot magique
"raisonnable". N'importe quel MJ raisonnable, en présence d'un
personnage raisonnablement "déficient" (un Richard Mayhew ou un
Frodon), devra et sera capable de leur introduire des épreuves
raisonnables, dans le déroulement de l'histoire. C'est à dire des choses
qu'ils peuvent et parviendront à réussir, sans diluer le sentiment
qu'ils se dépassent. Par exemple, si j'ai prévu un gouffre de dix
mètres de large dans l'histoire et que je découvre ensuite que les
personnages n'ont même pas la compétence "sauter", je ne vais
pas insister pour qu'ils essayent de sauter par-dessus ce gouffre. Soit je
laisserais la situation les conduire à imaginer quelque solution
ingénieuse soit je changerais la nature de l'obstacle.
"Raisonnable" est un mot avec lequel chaque rôliste devrait
avoir une relation intime. Toutes les bonnes parties sont des situations
de donnant-donnant de la part de ses participants. Contentez-vous de cela
et il vous sera très facile de faire de votre petit comptable le pire
cauchemar du Seigneur Zong.
Cette approche ne plaira pas à tous, elle conviendra à ceux qui
préfèrent jouer une Ripley plutôt qu'une Vasquez, un Jack Ryan plutôt
qu'un James Bond. Elle offre la satisfaction d'acquérir de haute lutte
son assurance plutôt que de se contenter de son évidence. La distinction
est subtile, mais si vous pouvez vous faire à cette idée, il y a des
chances que vous l'appréciez énormément.
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