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Pitié pour les pauvres diables

par Steve Dempsey

Où l’auteur explique que ce qu’il nous faut, c’est un grand et formidable melting-pot de joueurs.

[1] NdT : powergamer dans le texte. L’auteur indique son synonyme le munchkin : un grosbill plus gamin, qui fantasme, et s'amuse à tout casser.

Un mal rôde autour du jeu de rôle et son nom est le grosbillisme [1]. Les grosbills sont ces joueurs dont le principal intérêt pour le JdR réside dans l’amélioration de leur personnage jusqu’à des niveaux ridicules. Ils veulent les objets magiques les plus puissants, le plus de fric, les plus gros flingues ou la plus grosse réserve de sang. Et également souvent au détriment du plaisir des autres joueurs.

Cela peut même conduire jusqu’à la triche. Ca peut sembler un concept étrange, dans un jeu qui n’a soi-disant pas de gagnants, mais nous avons tous des récits de quelqu’un qui s’est amené dans une partie avec un personnage possédant le maximum dans toutes les caractéristiques, et tous les objets magiques de la-mort-qui-tue. De même, ces gens-là cachent les dés qu'ils lancent derrière leurs mains et semblent faire des jets critiques fichtrement souvent.

Toutefois, il est aussi trop facile de simplement se moquer du grosbillisme ou de le rejeter : nous devons étudier sa cause et sa place dans notre loisir. Pour comprendre d’où vient ce type de comportement, je pensais examiner mes motivations pour le jeu de rôle. Etant donné qu’être meneur de jeu est quelque chose d’un peu différent, je me concentrerai dans cet article sur pourquoi je veux être joueur dans une partie.

Il y a un élément social très important dans le jeu de rôle. Ce n’est pas un jeu auquel vous pouvez jouer seul (ça rend sourd…), aussi toute personne qui souhaite jouer doit être intéressée par la rencontre d’autres personnes. Généralement cela signifie aussi, au moins au début de sa carrière de rôliste, faire de nouvelles connaissances, car on trouve rarement des rôlistes sous les sabots d’un cheval.

Presque tous les jeux de rôles amènent pour partie à s’évader de la réalité. Dans l’ensemble, nous ne jouons pas pour analyser de grandes questions philosophiques ou sociales (bien que quelques tentatives, peu judicieuses à mon avis, aient été faites dans ce sens, notablement par White Wolf).
Presque toutes les parties se déroulent dans des lieux ou à des époques imaginaires et incluent des éléments fantastiques comme la magie ou le voyage supraluminique.

J’aime également la stimulation intellectuelle liée aux défis, aux énigmes ainsi que l’excitation de l’action et des combats. Cela est très similaire au frisson qui nous parcourt lors de la lecture d’un bon polar ou devant un film comme Predator. Si la tension est bien exploitée, que les épreuves sont ajustées à un niveau de difficulté qui est stimulant mais reste possible, alors l’effet est des plus plaisants.

Enfin, les aspects dramatiques du jeu de rôles m’éclatent tout particulièrement. J’aime interpréter le rôle de quelqu’un d’autre, être amené à faire et dire des choses qui ne seraient normalement pas dans mon caractère. En outre, si le jeu permet de développer et de faire évoluer son personnage, on peut alors s’attacher à lui au bout d’un certain temps. Nous nous rappelons tous de ces grandes campagnes où, après avoir commencé avec un magicien de bas niveau avec deux points de vie, nous arrivions finalement à un stade où, après s’être caché des monstres et avoir utilisé des sorts inappropriées avec créativité pendant des lustres, nous faisions trembler les démons les plus puissants devant notre magie dévastatrice.

Voici mes raisons un peu dans le désordre, et je suis sûr que vous pouvez vous retrouver dans chacune d’entre elles. Alors, les grosbills sont facilement compréhensibles : ce sont les joueurs pour qui le dernier but est celui qui domine les autres. Leur principale motivation est l’accumulation du pouvoir, qu’il soit dans les caractéristiques du personnage ou dans la possession d’équipement magique ou de haute technologie. Un simple désir d’être le meilleur des meilleurs, le vampire le plus effrayant, le combattant le plus fort ; bref, de gagner.

Vous auriez pu penser qu’il n’y avait pas de gagnant en jeu de rôles, mais il n’en est rien. Tout d’abord, il y a le but commun de l’aventure : vaincre la corporation maléfique ou le magicien fou, mais je ne parle même pas de cela. Il y a toujours de la place pour une réussite personnelle, gagner plus d’expérience, plus de pouvoirs, ou de plus grosses griffes. N’importe quoi qui les rende meilleur, ou, encore mieux, meilleur que les autres joueurs. C’est cette faim de puissance qui mène les grosbills. Mais qui parmi nous peut nier avoir eu de tels désirs ? N’avons nous tous aucune envie que notre personnage devienne un héros, une légende, une star ?

C’est la même chose pour la triche. Avant de pointer un doigt accusateur, combien d’entre nous peuvent dire qu’ils n’ont jamais « accidentellement » fait tomber un dé malheureux, ou modifié un tant soit peu ses caractéristiques ? Quel MJ n’a jamais laissé un joueur relancer les dés à un moment critique, ou permis aux joueurs de bricoler un poil leurs jets de caracs ? Pourquoi faisons-nous ces choses, s’il est pas possible de gagner ? C’est parce qu’elles rendent notre expérience ludique plus amusante. Elles nous permettent d’améliorer notre statut dans le jeu, de jouer un peu plus la vedette, de nous rapprocher du héros de cinéma parfait que nous souhaitons être, et nous empêche de disparaître comme un élément du décor. En ce qui concerne les MJ, la bidouille est particulièrement importante pour améliorer un peu  la fluidité de la partie, pour être sûr que les héros sont des héros. Il doivent faciliter suffisamment la tâche des personnages pour qu’ils ne soient pas tous tués lors de la première rencontre.

Vu sous cet angle, la majorité des grosbills ne trichent pas beaucoup plus que le reste des rôlistes. S’ils en arrivent là, cela devient visible et finalement,  plus personne ne veut jouer avec eux.
Toutefois, l'accent qu'ils mettent sur le gain personnel encourage la magouille, et c’est un trait qui leur a donné une mauvaise réputation parmi les joueurs qui ne jouent pas de cette façon. Les joueurs qui considèrent que tricher est apparenté à un péché mortel. Qu’est ce qui peut être fait concrètement contre cela ?

Je dois avouer que tout le problème ne vient pas des grosbills, mais des autres joueurs qui sont trop enclins à clamer que le grosbillisme n’est pas du jeu de rôle « correct ». Après tout, qu’est-ce qui ne va pas dans le grosbillisme ? La vaste majorité des jeux ont un système d’expérience. Plus vous jouez, plus votre personnage devient puissant. Le grosbillisme est ainsi inclu de fait. Si vous n’aimez pas, alors jouez à un jeu où cela n’arrive pas (comme le Traveller original qui n’a pas de système d’expérience du tout, ou des jeux où la progression des compétences est liée à la découverte d’un maître et non pas aux jets de dés). Mais si vous vous amusez à un jeu qui encourage le grosbillisme d’une façon ou d’un autre, il est alors un peu fort de critiquer cette pratique.

Le grosbillisme en tant que tel est une approche valable du JdR. Malheureusement, comme les joueurs se concentrent sur les aspects d’acquisition du jeu, ils ont tendance à ignorer d’autres aspects. Il leur reste encore l’aspect social, mais il tend vers la compétition avec ses pairs plutôt que vers la sociabilité. Ce type de joueurs approche les situations dramatiques ou les énigmes en tentant de réduire l’opposition à l’état de pulpe sanguinolente, plutôt que d’explorer les valeurs, les circonstances, les limites et la culture du monde présenté par le meneur de jeu. C’est en définitive de l’évasion, mais on peut certainement se demander si des occupations imaginaires aussi violentes sont bien saines. Ainsi, on peut certainement critiquer la pauvreté de l’approche grosbilliste.

Mais d’un autre côté, de nombreux – la plupart – des jeux informatiques d’aujourd’hui, tels que Quake, Rumble ou même Baldur’s Gate, encouragent de telles formes de jeu. Si on les prend en compte, avec une grand partie des jeux de plateaux, des jeux de cartes et des jeux de rôles présents sur le marché, il n’est pas difficile de s'apercevoir que c’est un style très populaire. 

Nous devrions alors le reconnaître pour ce qu’il est, et accepter le grand rôle qu’il joue dans notre loisir. Et pourquoi pas, l’adopter et le soutenir parce que non seulement les grosbills représentent une part significative de notre loisir, mais aussi une majorité des jeunes et des nouveaux joueurs. Sans les grosbills, notre loisir n’existerait pas. Et ce sont ces gens que nous nous permettons de snober ?

Cela ne veut pas dire que vous devez les accueillir à votre table, mais d’un autre côté, ne les rejetez pas non plus systématiquement. Une façon de résoudre le problème est de jouer cartes sur table au début de la partie.
En général, vous n’iriez pas voir un film dont vous ne connaissez rien. Ca peut être la même chose en jeu de rôles. En tant que MJ, tentez de vous faire une idée des motivations de tous vos joueurs. Assurez-vous que chacun y trouve son compte, et il n’y aura pas de désaccord majeur.

En tant que joueur, vous pouvez aussi y participer. Dites à votre MJ ce que vous aimez, et facilitez les choses pour les autres joueurs. C’est un peu de travail en plus, mais cela vaut le coup, si vous ne voulez pas passer une douzaine de sessions de quatre heures à tuer des orcs alors que votre personnage est un poète romantique, ou passer des semaines à discuter des subtilités de la cérémonie du thé alors que votre hache de bataille +8 est assoiffée de sang !

Une autre approche est de déplacer les récompenses de la partie, depuis les points d’expérience simplement vers l’expérience du jeu lui-même. Cela réduira les opportunités de compétition. Les MJ peuvent aussi tenter de faire ressortir le caractère des PJ en leur présentant des situations ou le combat est complètement innaproprié ou contre-productif ; comme obtenir un indice vital d’un enfant autiste ou d’un Dieu Très Ancien. Cela mettra tous les personnages sur le même niveau, quelles que soient leurs compétences de combat, pour que chacun puisse avoir sa part égale de gloire.

Il y a de la place pour tout le monde dans le jeu de rôle. Non seulement dans le milieu rôliste, mais aussi autour d’une même table. La cohabitation entre les grosbills et les autres est simplement une question de travail et de découverte de ce que les joueurs et le MJ veulent dans leurs parties. Le jeu de rôles est un loisir qui a de nombreuses facettes, et tous nous y jouons pour de nombreuses raisons. Avec de la préparation et de la tolérance, les parties pourront facilement offrir quelque chose pour chacun.

Après tout, dans le milieu du JdR, un personnage-joueur d'un joueur grosbill pourrait simplement être vu comme un matérialiste. La société ne les regarde pas d'un si mauvais oeil que ça, et nous devrions en faire autant.


Steve Dempsey est le rédacteur-en-chef francophile de PTGPTB depuis 2001.

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Traduit par Antoine Drouart. Tiré de PTGPTB n°10, avec l'aimable autorisation de Steve Darlington. Aucune reproduction n'est permise sans l'accord de Steve Darlington. "Places to Go, People to Be" et "PTGPTB" sont aussi sous copyright. La version originale  peut être consultée sur le site de PTGPTB.