Places to Go, People to Be [ Index par thème ] [ Index par numéro ]

 

Il était une fois

La mort inopportune du joueur occasionnel

par Dan Davenport

Où l'auteur réfléchit au prix de la maturité

 

[1] NdT : un jeu de construction à base de tubes en plastiques , un peu comme le Meccano

Enfant, j’ai toujours tout fait moi-même quand il s’agissait de me distraire. Je suppose que cela vient du fait d'avoir été enfant unique pendant douze ans. Quelle qu'en soit la raison, j'ai toujours préféré les jouets qui me laissaient le maximum de contrôle. Tinker Toys [1], boites de soldats en plastique, petites voitures Matchbox - la liste est longue.  Si cela ne fonctionnait pas tout seul, je jouais avec. 

Jusqu'à un certain point, j’eus la même attitude avec la lecture. Ne vous méprenez pas, je lisais des romans comme s'il ne devait pas y avoir de lendemain, mais j'étais également fasciné par un genre particulier de livres de science-fiction qui apparut vers la fin des années 70. Ces livres ne racontaient pas d'histoires en soi, ils étaient plutôt écrits comme si c’étaient de véritables ouvrages de référence sur le futur, exhaustifs avec schémas, diagrammes et données essentielles sur les extra-terrestres, les organisations et les vaisseaux. J'étais fasciné. Avec de tels livres, je pouvais prendre les "faits" de ces mondes merveilleux et imaginer mes propres récits d'aventures 

Puis un jour en 1980, je repérai un livre qui semblait être le pendant médiéval-fantastique de ces livres de données de science-fiction. C'était un livre entièrement sur les monstres. Un Manuel des Monstres en fait.

Et oh quel livre c'était! Comme les livres de référence de SF, le Manuel ne faisait pas que décrire les monstres - il les détaillait avec des chiffres bruts. Et le fait que la plupart de ces données fournies n'avaient aucun sens pour moi rendait les écrits encore plus merveilleusement obscurs. Que m'importait ce qu'étaient les "dés de vie" ? Je pouvais voir que les trolls en avaient plus que les ogres, et les géants encore plus que les trolls, et c'est ça qui comptait

Bien sûr, j'avais entendu parler de Donjons et Dragons - comme la plupart des gosses à l'époque, sans doute - mais je n'avais aucune idée de comment on y jouait. Je supposais que c'était une sorte de jeu de plateau. Qu'est ce que cela aurait pu être d'autre? Certainement pas un jeu de cartes… Je savais que certains de mes amis y jouaient assez régulièrement, et j'étais mystifié par leurs descriptions de leurs séances de jeu. "Quelle partie magnifique !" me rappelle-je entendre dire un copain enthousiaste. "Mon nain a poignardé un géant des collines dans les boules!"

Comment diable avait-t-il pu déterminer cela avec un jeu de plateau, m’émerveillai-je? Et pourquoi avait-il dû passer les heures suivantes à "partager du trésor" ? Quel genre de jeu requerrait du travail à la maison ?

Plus tard, j'entendis d’autres camarades d’école décrire leurs propres parties de D&D et, à mon grand étonnement, ils utilisaient les mêmes genres de données que celles de mon Manuel des Monstres adoré ! En fait, j'avais eu un morceau de ce jeu en ma possession tout ce temps! Bien sûr, je ne pouvais toujours pas comprendre quel genre de jeu pouvait bien impliquer de poignarder quelque malheureux géant dans les bijoux de famille…

Enfin je me rattrapai. Je récupérai le Livre des Joueurs et le Guide du Maître de Jeu, et me hasardai dans ma première partie en tant que MJ sans avoir la moindre notion de ce que j'étais en train de faire (Autant que je me souvienne, il s'agissait de "Steading of the Hill Giant Chief". Je suppose que j'espérais voir une répétition du légendaire coup de poignard dans les boules). Toutefois, une fois le rythme trouvé, je trouvais que cet étrange nouveau jeu me convenait parfaitement. Je pouvais prendre un de ces merveilleux "modules d'aventures" et les savourer deux fois - une fois en les lisant et en imaginant les aventures à venir, et une fois en les maîtrisant vraiment. Je jouais dès que l'occasion se présentait, ce qui n'était pas aussi souvent que je l'aurais aimé, mais qu'importe? Quand je ne pouvais pas jouer, je pouvais lire. C'était de la nourriture pour mon imagination avide.

En fait, aussi long que paraissait le temps entre les parties à l'époque, il était facile d’arranger des parties en ce temps là. On prenait un module, les gars  « tiraient » aux dés quelques personnages chacun - c'était un petit groupe, voyez-vous - et c'était parti! Ce n'était pas vraiment différent que de décider de jouer avec l'Atari. Ca prenait juste un peu plus de temps de mettre les cartouches.

C'est ce qui fit, sans aucun doute, que le début des années 80 fut unique dans mon expérience rôlistique: c'était une époque de jeu de rôle occasionnel. Ceux avec qui je jouais n'étaient pas mes amis "rôlistes". Ils n'étaient même pas vraiment des "joueurs". Ils étaient juste "les gars". Oui, j'ai fait partie du club junior de D&D au collège, dont les membres étaient plus proches du profil moderne du rôliste, et c’est vrai, j'étais bien parti pour devenir un "rôliste acharné » … Mais quand je retrouvais ces mêmes vieux amis, une partie de D&D était une toute aussi bonne option qu'une virée au centre commercial ou une bataille de glands de chêne (Que puis-je dire? On aimait se balancer des trucs. Les gamins sont bêtes)

J'ai même commencé à écrire mes propres aventures. Bien sûr, cela prenait beaucoup plus de temps, mais j'adorais dessiner ces cartes et remplir ces donjons! En plus, je savais toujours qu’ils finiraient par être utilisés dans une ou l’autre de ces parties spontanées.

Puis je découvris le JdR Marvel Super Heroes… et avec lui, les règles changèrent. C'était quelque chose de nouveau, mon tout premier avant-goût de la nouvelle vague du futur du jeu de rôles. Bien sûr, le jeu proposait des modules d'aventure, mais maintenant ils commençaient à montrer un début d'intrigue. Ce qui voulait dire que mes productions maison demanderaient un peu plus de travail pour être à niveau - finis les simples donjons à nettoyer. Plus important, la création des personnages demandait un peu plus de travail à mes joueurs. Le JdR devint bien moins  spontané, mon groupe d'amis habituel commença à jouer beaucoup moins souvent, et la différence subtile entre mes amis rôlistes et non-rôlistes devint d’un coup plus distincte. Une différence vouée à s'agrandir au fil du temps.

Comme le voudrait la (mal)chance, cette coupure sociale devint un sujet de controverse peu après son apparition. C'était alors le milieu des années 80 et la Grande Peur du Satanisme de D&D réussit finalement à planter ses crochets venimeux dans mes parents. Ils jetèrent mon matériel de JdR, et ce fut à peu près toute leur contribution au jeu de rôles pendant les deux années qui suivirent. 

Fondu enchaîné jusqu'au lycée. Je travaillais pour un encadreur dans une galerie marchande huppée du coin. Juste au bout de notre allée, il y avait peut-être une des boutiques de jeu et de bandes dessinées les plus sympa que j'aie jamais vu. Tout l’endroit était en lumière tamisée, mais pas au point que vous ne puissiez voir ce que vous cherchiez. Et au fond du magasin se trouvait une pièce qui était une véritable caverne aux trésors en matière de matériel de jeu de rôles. Oh! MON DIEU, comme je me baffe pour ne pas avoir fait le plein de certaines des merveilles que je trouvai là- le genre de choses avec lesquelles je pourrais facilement doubler mon argent sur E-bay si je les avais encore (et si je voulais bien les vendre). Mais, la sagesse rétrospective étant ce qu'elle est, mes yeux furent attirés à la place par une affiche annonçant une sortie prochaine. Quelque chose en elle m’attirait et ne voulait plus me lâcher. Elle montrait une scène de rue violente dans le genre de Blade Runner, et à l'époque je connaissais suffisamment l’expression "cyberpunk" pour la cataloguer  comme telle… mais est-ce que le gars qui se branchait sur ce terminal d'ordinateur dans l'allée avait les oreilles pointues? Est-ce que la fille canon qui le couvrait avec son fusil à pompe jetait un sort? Et les portes-flingues qui les canardaient avec leur fusil-mitrailleur high-tech avaient-ils des défenses?

"Shadowrun" disait l'affiche dans un des logos les plus cool que j'ai jamais vu. "Où l'Homme rencontre la Magie et la Machine" 

L’héroïc-fantasy et la SF se mélangeant en un seul univers? Cela pouvait-il être vrai? Bien sûr, l'idée ne m'était pas totalement étrangère - après tout, j'avais fait une tentative risible de maîtriser '"Expedition to Barrier Peaks", le module bizarre d’AD&D de Gary Gigax sur une soucoupe volante qui s’est crashée - mais je n'aurais jamais imaginé un métissage à cette échelle. Je ne pouvais imaginer d’univers de jeu plus enivrant

 

[2] NdT  running in the shadows, en V.O. rapport au titre

Mes copains approuvèrent de tout cœur quand je maîtrisai ma première partie. Quelque chose dans le fait d'être des hors-la-loi agissant littéralement dans les ombres [2], en mission secrète réveillait un écho chez eux, les attirait dans le jeu d'une manière que D&D n’avait jamais fait. Malheureusement, comme il n’y avait que deux joueurs, ils durent jouer chacun deux personnages. Cela n'avait pas posé de problèmes avec AD&D où la personnification était tout à fait marginale, mais là c'était une plaie ouverte.

Plus gênant encore était le système de Shadowrun lui-même. Nous n'en étions qu'à notre deuxième aventure quand leur passion et la mienne s'évanouirent rapidement, car la bataille finale prit plusieurs séances et laissa un goût d'inachevé. Nous laissâmes Shadowrun derrière nous, mais j'avais toutefois attrapé le virus du multi-genre. 

Par chance, un autre jeu attendait pour répondre à ce besoin : TORG. Voilà un jeu, pensais-je, où je pouvais lâcher la bride à mon imagination sans qu'elle ne s'épuise – un univers combinant horreur, héroïc-fantasy, science-fiction et super-héros en une unique glorieuse orgie chaotique. Et, contrairement à Shadowrun, les mécanismes de jeu de TORG étaient relativement rapides et simples. Nous avons fait un bon bout de chemin avec TORG, mais malheureusement, mes amis n'eurent pas autant d’atomes crochus avec l’univers que moi. Après avoir accompli environ les 3/4 de la première campagne publiée, les dernières braises de notre groupe s’éteignirent peu à peu.

Pendant ce temps, je notais une tendance troublante. Que mes jouets ne soient animés uniquement que par mon imagination était tout aussi important que mon désir d'avoir tout le nécessaire pour jouer avec eux dans un seul tout bien homogène - entre une armée de soldats en plastique et une paire de sujets articulés, mon choix allait au premier sans hésitation. Un tel packaging où tout était inclus commençait à faire défaut à l'industrie du jeu de rôle. Alors qu'AD&D ne nécessitait (pour la plus grande part) que trois livres pour jouer -et juste une seule boîte pour Basic D&D - des jeux plus récents comme TORG commencèrent à répartir des règles essentielles dans d'innombrables suppléments. Etant le collectionneur que je suis, j'allais évidemment acheter tout ce que je pouvais… Mais la Profession s'était éloignée d'un autre pas de géant du temps du JdR occasionnel. Le jeu de rôle était devenu un loisir qui demandait un sérieux investissement tant en argent qu’en temps.

C'est vers cette époque que je découvris avec plaisir au moins un jeu qui se démarquait obstinément de cette tendance: l'Appel de Cthulhu. Voilà un jeu qui contenait littéralement tout ce dont j'avais besoin pour jouer -tous les monstres, tous les sorts, toutes les règles. Bizarrement, malgré ces largesses, ce jeu non plus n'était pas prévu pour le jeu occasionnel. Bien sûr, il offrait des modules -beaucoup, BEAUCOUP de modules- mais, comme les aventures de Shadowrun, ils demandaient bien plus d'investissement que de simples Porte-Monstre-Trésor d'AD&D. Bien plus en fait, vu que les aventures de l'AdC reposaient tellement plus sur l'enquête que sur le combat. Les aventures auraient pu être écrites pour moi, mais elles demandaient quand même du travail -ce qui n'est pas le cas pour le jeu occasionnel.

Peu après, j'achetais encore un autre jeu d'horreur -qui n'aurait pas pu être plus éloigné de l'AdC dans sa mise en œuvre : Vampire, la Mascarade. Dans ce jeu, je voyais le glas du jeu occasionnel de toutes les manières possibles. Malgré la fascination de mes amis pour le sujet, je sus d'emblée que c'était un jeu que je ne jouerai jamais avec eux. Il combinait les règles lentes à hurler de Shadowrun avec l'émiettement des règles de TORG portées à de nouveau sommets. Il n'y avait dedans que des règles pour les vampires, et seulement les vampires, avec quelques règles faiblardes et bancales pour les autres créatures, basées sur les statistiques des vampires (Tu veux jouer un loup-garou? Oh, c'est un jeu complètement différent - il faudra que tu achètes les mêmes règles de base à nouveau pour avoir les règles pour les loups-garous. Idem pour les magiciens, les fantômes et le peuple féerique.)

De plus, les aventures se firent de plus en plus rares et espacées, remplacées par des livrets sur les villes et les clans. Il ne pouvait pas y avoir d'aventures sous l'impulsion du moment ici. (Un représentant de White Wolf m'a vraiment dit sur rec.games.frp.misc que les "vrais" rôlistes - comprendre : les rôlistes des jeux de White Wolf - écrivaient leurs propres aventures, et que leurs clients demandaient plus de suppléments de background, pas des scénarios. Ceci  néglige évidemment avec insouciance que le fait qu'un passe-temps qui demande à présent 8 heures ou plus de préparation pour une seule partie va naturellement éloigner les fans les moins fervents. Joueriez-vous souvent au tennis si vous deviez encorder votre propre raquette avant chaque partie ?)

J'en vins à la conclusion que si je voulais vraiment jouer, il allait falloir que je sois plus proactif. Je devrais trouver des gens qui voudraient jouer sérieusement, et régulièrement. Et, miracle, je trouvais la réponse sur le panneau d'affichage d'un magasin de jeu local sous la forme d'une annonce d’un groupe qui cherchait plus de joueurs pour TORG, l'Appel de Cthulhu et Vampire: la Mascarade. Hourra!

Ironiquement, de tous les nombreux, nombreux et variés jeux de rôle auxquels nous avons joué, nous n'avons en fait jamais joué à Vampire, n'avons joué à l'Appel de Cthulhu que deux ou trois fois, et joué à TORG que bien des années après, pour une partie en one-shot. C'était toutefois la période de JdR la plus sérieuse que j'avais joué jusque là, et celle où j’ai le plus joué (opposé à maîtrisé) que j'aie fait depuis le club junior D&D du collège.

Mais la transformation était achevée. Je savais dès le départ que ces nouveaux amis et les anciens ne s'entendraient jamais. C'étaient mes amis rôlistes. Mes vieux copains, les joueurs occasionnels, avaient étés laissés pour toujours au bord du chemin par le JdR. 

Pourtant, j'ai encore le tic du MD… surtout depuis que je me retrouve encore en train d’acheter fanatiquement des jeux de rôle pour les lire et alimenter mon imagination, tout comme je l'avais fait avec ce premier Manuel des Monstres, tant d’années auparavant. Toutefois, maintenant, il me faut bien plus pour organiser une séance de JdR que simplement appeler sur un coup de tête mes copains de l'autre côté de la rue, et je n'ai connu le succès dans l'organisation de parties que sporadiquement.

Je continuerai à jouer partout et quand je le pourrai -en ligne, comme joueur dans le groupe mentionné plus haut, et comme MD dans tout groupe que je peux réunir. Je n'ai pas le choix. C'est dans mes veines maintenant. Je suis accro. Je vais même bientôt, écrire un authentique supplément d’univers pour un jeu de rôle. De manière appropriée, il s'agit de la version pour ce jeu du Manuel des Monstres 

Et, quand je suis particulièrement honnête avec moi-même, j’admets que je ne veux pas que le JdR revienne aux seuls labyrinthes insensés remplis de monstres, qu’importe à quel point ils étaient faciles et rapides à faire jouer:

Mais mon Dieu, qu'ils me manquent ces jours où je pouvais appeler mes copains le vendredi soir et demander "hé, ça te dit de venir faire un D&D?"

 


Dan joue depuis 1980 et apprécie n'importe quel jeu avec un système simple et beaucoup de scénarios publiés. Il travaille pour une agence de marketing à Dallas, Texas, mais aspire à devenir écrivain plus ou moins professionnel. Entre deux séances, vraiment pas assez fréquentes, de jeu de rôle, il aime le discgolf, l'écriture, le racquetball et une partie de poker occasionnelle.

 

[ Index par thème ] [ Index par numéro ]

Copyright © 2000 Places to Go, People to Be, tous droits réservés. 
Pour plus de détails, vous pouvez consulter notre page de copyrights.
Notre e-mail (écrire en anglais): editors@ptgptb.org

Traduit par Courtney Chitwood. Tiré de PTGPTB n°8, avec l'aimable autorisation de Steve Darlington. Aucune reproduction n'est permise sans l'accord de Steve Darlington. "Places to Go, People to Be" et "PTGPTB" sont aussi sous copyright. La version originale  peut être consultée sur le site de PTGPTB.