[1] NdT : tous les détails de cette affaire à SJ
Games vs. the Secret Service |
On se doit aussi de mentionner GURPS
Cyperpunk dont la petite histoire raconte qu'il fut saisi lors d’une descente des
Services Secrets dans les bureaux de Steve Jackson, parce qu’on croyait que c’était
« un manuel de piratage informatique ». La vérité est que la
perquisition faisait suite à une enquête sur les activités privées d’un de
leurs employés. On ne trouva aucune preuve, mais les agents du Service Secret
confisquèrent quand même de nombreux documents, des fichiers, même des
ordinateurs, ce qui causa de graves problèmes financiers à Steve
Jackson Games. En examinant toutes ces pièces, le manuscrit de Cyberpunk
retint leur attention et fut mal interprété. Pour des
raisons inconnues – mais peut-être pour justifier la perquisition initiale
– le livre fut accusé de bien des choses, y compris du crime ci-dessus, et
les Services Secrets tentèrent bel et bien d’empêcher sa publication par la
suite. Cependant, ceci est très certainement du à l’inertie bureaucratique
plutôt qu’à une croyance réelle dans le potentiel néfaste de ce jeu.[1]
Le genre Cyberpunk inspira bientôt le genre Steampunk, qui déplace les mêmes
thèmes sombres à un univers d’Europe Victorienne, où une révolution
industrielle débridée et poussée bien plus loin remplace la révolution
informatique de son cousin moderne. A nouveau, les JdR suivirent rapidement,
bien qu’en bien moins grand nombre. Le meilleur exemple de Steampunk est
certainement Space: 1889. On proposa Castle
Falkenstein aux amoureux des aspects plus picaresques de l’ère
Victorienne. Ce JdR, comme Shadowrun,
ajoutait la magie au mélange, où brillaient de délicieux mécanismes à base
de cartes et un astucieux système de création de Personnages-Joueurs qui
commence par l’élaboration d’un journal intime pour votre personnage.
Tant le Cyberpunk que le Steampunk ont fortement varié en popularité depuis,
mais ils ne sont jamais vraiment sortis de la niche de leurs sous-cultures
respectives. Ils ont cependant ouvert la voie à un tout nouveau type de JdR.
A la GenCon de 1991, Mark Rein-Hagen dévoila un JdR qui changea le jeu de
rôles pour
toujours, et un éditeur qui s’enrichirait grâce à lui. Le jeu était Vampire :
la Mascarade, et l’éditeur était White
Wolf. Rein-Hagen avait précédemment travaillé sur Ars Magica et il y
avait apporté certaines de ses idées saisissantes de conte épique.
Cependant Vampire était bien plus que
cela. Il capturait l’horreur inhumaine de l’Appel
de Cthulhu, le tranchant rude, paranoïaque et sombre du genre cyberpunk, de
plus il y figurait des héros inhumains surpuissants qui étaient encore dans
l’air du temps. Mieux encore : il puisait directement au sein de la
sous-culture gothique (« goth »).
Apparaissant au moment ou des choses comme The
Crow, Entretien avec un vampire et
Batman : Dark Knight poussaient
les médias gothiques sous les projecteurs, Vampire
rencontra une vague populaire et surfa dessus tout au long. Il devint
rapidement très populaire dans le milieu du JdR, mais était encore plus
impressionnant pour les non-rôlistes. Parce qu’il était directement issu
d’une nouvelle culture bourgeonnante, Vampire
amena encore plus de nouveaux joueurs au JdR que Star Wars lui-même.
Vampire
fut si populaire qu’il inspira quatre clones aux
thématiques similaires: Loup-Garou: l’Apocalypse, Mage: l’Ascension, Wraith: le néant
et Changeling: le Songe.
Tous ensemble, ils constituaient le « Monde des
Ténèbres ». Chacun de ces JdR rivalisait avec Vampire
par leur approche
sombre et dramatique, et par leur univers incroyablement riche. Ces jeux
engendrèrent aussi une énorme quantité de suppléments, traitants des types
de personnages, des personnalités, des décors, des affaires politiques
vampiriques, de l’histoire et de « l’atmosphère » de chaque JdR. Seul AD&D
(et peut-être GURPS) peut prétendre avoir davantage de
matériel de jeu.
Vampire peut aussi prétendre à autre chose, qui était jusque là réservé au
seul AD&D: ce sont les deux seuls JdR à avoir inspiré des programmes télévisés. D&D
bien sûr donna naissance à la série de dessins animés terriblement puérile Le sourire du dragon. De son côté,
Vampire inspira aux studios d’Aaron Spelling la clinquante série grand-public
(du genre Melrose Place): Kindred :
le clan des maudits. Malgré son approche plus adulte, elle fut
aussi mal réalisée que le dessin animé, et la réaction des rôlistes fut
exactement la même : ils la détestèrent. La série s’arrêta après un
petit nombre d’épisodes seulement. Quoi qu’il en soit, le simple fait que
l’idée ait existé prouve à quel point Vampire était devenu incroyablement populaire et commercialisable,
et comment son association avec la sous-culture « goth » avait, en
quelque sorte, projeté le jeu de rôle dans la culture dominante. Ce fut une étape
importante dans l’histoire de notre loisir.
Vampire ouvrit aussi de tout
nouveaux espaces au jeu de rôles. Avant Vampire,
on pouvait classer les [principaux] genres du JdR en: héroïc-fantasy, science-fiction,
JdR de super-héros et une toute petite partie consacrée à l’horreur. Après Vampire,
le « gothique-punk » fit partie de cette liste pour toujours.
Après avoir assisté au succès des jeux du Monde des
Ténèbres, les autres éditeurs firent des pieds et des mains pour rentrer dans
la danse. Des JdR comme WitchCraft (SorCellerie), Nephilim, In
Nomine [version américaine], Nightbane, Warlock, Immortal, Armageddon,
Trinity, The Everlasting, The Whispering Vault et plus tard, Unknown
Armies, tous doivent quelque chose à Vampire.
Bien sûr, Vampire doit aussi beaucoup à ses sombres prédécesseurs du JdR
d’horreur
sombre comme Chill, et Blood, et ne fut pas le seul jeu "dark"
cette année là; Kult et Dark Conspiracy suivaient aussi le même
air du temps.
Il n’y avait pas que l’univers de jeu de Vampire qui était populaire. La plus grande contribution
de Vampire au JdR (et d’ailleurs,
aussi son legs le plus destructeur, comme nous le verrons plus tard) fut
peut-être que sa popularité encouragea beaucoup de monde à copier ses règles
et son style autant que son univers. Cela causa une autre révolution mineure
dans le JdR. Les règles de Vampire
étaient ingénieuses, élégantes et assez simples (hormis le système de
combat alambiqué), où tout était astucieusement agencé pour créer une
atmosphère forte et un jeu marquant. Vampire
rappelait le précurseur Pendragon
dans son apport de pathos et d’émotion à ses personnages et ses histoires. Vampire
renforça également l’attention portée par Ars
Magica sur le roleplay élaboré et continu. Ce qui le mettait vraiment à
part était l’univers de jeu extrêmement détaillé, rivalisant avec ceux de
Tékumel ou Glorantha. Et pour la première fois, ceci était plus important que
les règles.
Aucune de ces idées n’était révolutionnaire en soi. Mais le fait de les
présenter dans cet emballage bien léché et hautement commercial fit se
propager ces idées comme un feu de brousse. On ne toléra plus les JdR aux
règles et concepts confus, trop compliqués ou mal conçus. De même, pour
qu’un jeu se vende, ses principes de réalisations devaient être
professionnels : l’écriture, la rédaction, la présentation, et tout
particulièrement les illustrations, devinrent des préoccupations de premier
plan. De tels aspects avaient été mineurs à une époque, les tout premiers
livres de règles n’ayant souvent que leur inaccessibilité à faire valoir.
Cependant, cet accent mis sur la forme plutôt que sur le fond eut la conséquence
logique de réduire d’une certaine façon le fond. Les JdR du Monde des
Ténèbres pêchent particulièrement sur ce point. Alors que chacun de leurs
livres est une œuvre d’art visuel, l’attention prêtée à la qualité du
contenu effectif et des règles ne supporte souvent pas la comparaison.
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[2] Le traducteur
ne peut que témoigner de la
difficulté d’approche du MdT pour un débutant. |
Une autre critique qui visa ces JdR est leur dévotion à l’univers de jeu.
Encore une fois, c’est un domaine où ils excellent. Le Monde des Ténèbres
est un univers incroyablement évocateur, riche en détails et en intensité
dramatique, à partir duquel on peut construire une quantité infinie
d’histoires fortes. Néanmoins, tout comme le Tékumel de Barker ou le
Glorantha de Stafford, c’est justement son pouvoir d’évocation qui le
limite. Jouer correctement à ces JdR requiert une immersion complète dans le
paradigme et l’argot de ce monde exotique - ce qui n’est ni facile ni
attirant pour les débutants [2]. White
Wolf a en quelque sorte comblé ce manque par une grande quantité de suppléments
sur l’univers, mais cela a aussi fait empirer les choses, car cette abondances
de nouvelles informations n’a fait que renforcer la complexité de
l’univers.
A eux seuls, ces défauts ne
seraient pas un problème, mais comme ces idées se sont répandues dans un
milieu désireux de copier les succès de White
Wolf, elles sont devenues des normes. Vampire
nous a amené l’âge de l’univers de jeu, une ère où nous sommes encore. A
une époque, les JdR avaient tous le même univers, et seul importait le type
de règles. Après Vampire, un JdR ne
se vendra que s’il a un univers riche et évocateur. Un univers plein
d’interactions politiques complexes et qui résonne comme d'anciens mythes,
tout en développant une forte mythologie propre. Un univers qui puisse être illustré par
un graphisme artistique très impressionnant et surtout, un univers qui permet
d’éditer d’innombrables suppléments pour l’expliquer entièrement.
Bien que cette ère ait produit quelques nouveaux mondes étonnants et ait fait
grandement avancer certains aspects de la création de JdR, dans le même temps,
elle a aussi été quelque peu destructrice pour la recherche d’une meilleure
conception des systèmes de règles, et pour la Profession en général.
L’idée que le jeu de rôles devait être de ce style là marginalisa les
autres styles. Toutefois, un ostracisme encore plus grand vint d’un autre
point sur lequel White Wolf insistait.
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[3] NdT : dramatic storytelling, ou « art du conteur »,
opposé au hack-and-slash, ou style bourrin du « Porte -Monstre
-Trésor »
[4] NdT : parodies comme
le clanbook : rôliste |
Vampire amena une ère de jeu de rôles
« sérieux ». De l’effort requis pour évoquer correctement
l’univers, découla naturellement l’idée que le jeu de rôles devait être
une forme d’art collectif, où les joueurs et le MJ créeraient une histoire
racontée à quelqu’un d’absent. A nouveau, c’était une idée
formidable qui éleva le JdR à un palier complètement nouveau. Mais, à
nouveau, l’idée étant copiée, cela créa des problèmes parce qu’il fut
admis que c’était la seule manière de jouer. Les JdR furent jugés
uniquement sur leur potentiel de création de récits dramatiques [3]. Le « jeu bourrin » devint une expression péjorative.
Pire: White Wolf fit savoir sans ambiguïté qu’ils croyaient fermement
à cette idée. Leurs produits exhalaient un sentiment de supériorité, voire
d’arrogance, émettant des affirmations grotesques, comme quoi ils sortaient
tous les JdR de la puérilité et sauvaient le loisir de lui-même. Cela créa
un énorme retour de flammes contre White
Wolf par ceux qui se trouvaient ne pas être du même avis. On se rallia
autour du slogan que les JEUX de rôles étaient sensés être amusants, pas
sérieux. White Wolf tint alors le
rôle d’empire maléfique opposé à TSR,
devenant la cible d’innombrables parodies [4] et d’injures.
Cette réaction mena à une nouvelle tendance dans la création de JdR, où
les rôlistes se remémoraient les joies simples du matraquage de monstres qui
était si populaire dans les années 80. L’appel à la simplicité ne
s’étendit cependant pas seulement aux univers. Une nouvelle vague de JdR aux règles allégées débarqua sur le marché, dans une tentative de faire
connaître d’autres nuances de profondeur et de complexité. Dans les
années 80, la mode était aux lourds tomes remplis de règles complexes
couvrant chaque aspect possible du combat. Ce qui importait maintenant était
d’avoir des règles rustiques et efficaces qui permettaient aux joueurs
d’oublier leurs calculatrices et de revenir au débitage des sbires et des
voyous.
Pour les fanas de films d’action, nous avons eu l’astucieux Hong
Kong Action Theatre, et le belliqueux Extreme
Vengeance. Les mangas ont inspiré Bubblegum
Crisis et Big Eyes, Small Mouth.
On ramena le classique JdR de super-héros Champions
à sa plus simple expression afin d’utiliser le système Fuzion, plus simple. GURPS
aussi sortit une version « allégée » de ses règles, et
d’autres éditeurs suivirent. Mais le roi de tous les JdR d’action en
Technicolor était et reste Feng Shui.
Elaboré par Robin D. Laws, il possède un système à la fois simple et
pourtant solide. Il saisit parfaitement l’atmosphère des films d’action
asiatiques, allant très loin pour encourager les Personnages-Joueurs à
faire des cascades de trompe-la-mort. De plus, il fournit un arrière-plan
bien pensé, qui a suffisamment de profondeur pour soutenir le jeu en
campagne, ce à quoi très peu de JdR d’actions peuvent prétendre.
Des JdR hybridés avec les wargames firent aussi leur retour, avec des
produits comme Heavy Gear et Warzone
réussissant le bon mélange. Nous avons aussi eu d’excellents JdR satiriques comme HOL et Macho Women with Guns. Ces
JdR célébrèrent explicitement la
mentalité bourrine et se moquèrent des règles de JdR en général. Ils
étaient les équivalents de Toon en
plus violent, se débarrassant de tout ce
qui était admis sur le JdR, et retournant aux massacres de monstres. Bien
qu’elle ne soit très populaire que depuis peu, la BD Les chevaliers de
la table de salon de Jolly Blackburn – qui célèbre de même
cette manière de jouer-, apparut aussi à cette époque.
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[5] NdT : jeu de mots fudge=dérobade, trucages,
bidouiller |
Un autre jeu qui se débarrassa
des règles fut Over the Edge. Se
situant sur une île psychédélico-surréaliste où toutes les théories des
conspirations possibles sont vraies, un système de règles sans entraves est
une obligation. Over the Edge jeta
donc presque toutes les règles par la fenêtre, les joueurs définissant
eux-mêmes les noms des caractéristiques et des compétences de leurs
personnages pour que ceux-ci correspondent à leurs désirs, quels qu’ils
soient. Cette idée se rapproche de la nouvelle tendance de « métajeux »
- des outils de création plutôt que des règles complètes – dont le plus
notable est le révolutionnaire FUDGE
(Freeform Universal Do-it-yourself
Gaming Engine – "Dispositif de Jeu A-faire-soi-même Universel et
Léger") [5]
Unknown Armies [sorti en 1998] est un exemple emblématique de l’état actuel du JdR,
étant le résultat de ces deux tendances. Il combine l’arrière-plan
sombre, adulte et complexe de Vampire
avec les effets spéciaux hollywoodiens de l’action
de Feng Shui. De même, il essaye de combiner un art du conte
dramatique avec plein de fusillades et d’empoignades furieuses. Pour
accompagner son univers et ses règles uniques et originales, il ajoute aussi
la fluidité des règles de Over the
Edge, et y glisse un peu de l’ingéniosité de l’Appel
de Cthulhu. Bien que indiscutablement original, il est aussi très clair
que c’est un produit de son temps, le sommet de toutes les tendances
lourdes.
Cette approche « décontractée » devint inévitablement tout
aussi étroite et exagérée que ce qui l’avait inspiré, et donc tout
aussi destructrice. Pour la première fois, la communauté rôliste fut
divisée en deux factions distinctes, dont chacune détestait l’autre. Et
ainsi quand le JdR sembla décliner pour toujours, et qu’un nouveau loisir
concurrent arriva, chacun s’empressa de blâmer l’autre. Nous examinerons
ceci en détail dans le chapitre (vraiment) final de l’histoire des JdR.
Le jeu de rôles a aussi bouclé la boucle. Dans les années 80, les JdR compliqués pleins de règles étaient ceux qui étaient le plus touchés par
le défoulement bourrin grosbillesque. Tandis que les JdR plus cérébraux et
sérieux rejetaient la complexité et les règles comme étant l’antithèse
du roleplay dramatique. Cette inversion de la situation passée prouve le peu
de pertinence du clivage actuel. Et pourtant le milieu continue trop souvent
de suivre les courants, clonant les nouveautés qui marchent ad
nauseam, étranglant la créativité et l’innovation. Ces idées
continuent de fixer les orientations de la profession, où le format d’un
JdR est seulement imposé par la niche commerciale qu’il doit remplir.
La vérité est que la forme, le style et le système de règles sont autant
une question de goût que l’univers de jeu. Même le but et la nature même
des jeux de rôles varient tellement qu’ils en sont pratiquement impossibles
à définir. Que nous nous engagions dans des expéditions donjonnesques
massacreuses d’orcs et dignes de wargames, ou que nous essayions de créer
un espace de construction de récits adultes et sombres, ou quoi que ce
soit entre les deux, nous faisons toujours du jeu de rôles. Il y a un million
de manières de jouer, et la façon de jouer de qui que ce soit n’est en
aucune sorte supérieure aux autres.
Le jeu de rôle est une idée extraordinaire, et ne peut pas être mis dans
des petites cases ou mesuré à l’aune d’une norme arbitraire. Et à cet
égard, les rôlistes non plus.
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