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Jeu ou Jeu de rôle ?

Par Joel Esler.

Où l’auteur fait le tri dans le monde du jeu.

 

Récemment, j’en suis venu à réfléchir sur le monde du jeu. En particulier, aux secteurs en plein développement que sont les jeux de rôle (JdR) traditionnels et les jeux informatiques. Des tentatives de plus en plus nombreuses visent à fusionner ces deux loisirs. Mais un fait leur échappe la plupart du temps. Le fait que ces deux supports sont incompatibles.

Essayer de regrouper les rôlistes et les joueurs de jeux sur ordinateur en un seul ensemble est une perte de temps. Même si la plupart des joueurs de jeux vidéo jouent également aux jeux de rôle, et vice versa, il y a de nettes différences entre les deux groupes.

Premièrement, les rôlistes tendent à avoir plus d’imagination que les joueurs sur ordinateur. Ils exigent beaucoup moins d’images ou de bruitages superflus. Un rôliste assit à une table, bichonnant son D20, n’a pas besoin d’une animation en 3D haute définition d’un empereur dragon crachant des flammes, pour se rendre compte que son mage 1er niveau devrait probablement fuir ventre à terre du donjon par la sortie la plus proche. Il n’a pas non plus besoin d’une carte d’accélération graphique dernier cri et d’un écran 21 pouces alors qu’il lui suffit d’imaginer l’étoile qui explose en nova juste derrière son vaisseau spatial fuyant à plein gaz.

D’un autre côté, en toute équité, je dois reconnaître que les rôlistes peuvent parfois se prendre la tête sur une pléthore de détails dans les jeux les plus fouillés. Un joueur sur ordinateur n’a besoin d’aucune connaissance sur l’histoire de la famille du 47ème Prince Mort-Vivant pour réaliser que le squelette de 3,5m risque d’avoir quelques divergences de points de vue avec le rôdeur qui vient de pénétrer dans son antre… Il ne se préoccupe pas non plus des problèmes en suspens qu’il pourrait avoir avec le frère du dit Prince. Et enfin, il n’a pas non plus besoin d’avoir sous la main une bibliothèque entière d’ouvrages de référence, juste au cas où il souhaiterait vérifier le nombre d’orteils préhensiles du rare " singe Go-Go rose de Slodobagésie".

Il n’est pas très difficile de réaliser que les désirs des rôlistes et des joueurs sur ordinateur sont à l’opposé les uns des autres. Dans ce cas, comment quelqu’un peut-il à la fois jouer aux jeux de rôle et aux jeux informatiques ? Simple : ses attentes sont différentes dans chacun des cas.

 

[1] NdT : référence scabreuse à l’épisode 105 de South Park dans lequel Kyle tente d’accoupler son éléphant avec le cochon d’appartement de Cartman…

Ce qui me ramène au point essentiel de cet article : le mélange du jeu de rôle et du jeu informatique n’est pas aussi simple qu’il le paraît. Ce n’est pas que je pense que cela ne devrait pas se faire, mais que cela ne peut pas se faire. Ils ne sont simplement pas compatibles, comme le jus d’orange et le lait. Comme les proverbiaux ADN des éléphants et des cochons d’appartement. [1]

Bien sûr, vous pouvez ne pas être d’accord avec moi, en fonction de votre propre définition des termes " jeu de rôle " et " jeu sur ordinateur ". Après tout, le terme " jeu de rôle " peut avoir d’innombrables significations. Pour ma part, j’entends par " jeu de rôle " le jeu avec papier et crayons, avec un meneur de jeu et plusieurs joueurs, chacun d’entre eux jouant un rôle. Voilà pour " jeu de rôle ". Cette activité peut parfois être entreprise sans papier ni crayon mais en utilisant un autre support, comme la messagerie électronique ou même le Grandeur Nature. Mais quel que soit le support, le concept est le même : les joueurs jouent un rôle, un véritable rôle dramatique, par opposition à la silhouette (sprite) dont on choisit le visage parmi une liste de plus de 100 proposés. Au contraire, pour moi, un jeu sur ordinateur est un jeu qui se joue avec un ordinateur. Ces définitions n’étant pas spécialement obscures, j’espère que nous pouvons continuer et en arriver là où je voulais en venir.

S’il y a incompatibilité entre les deux, ce n’est pas faute d’avoir essayé. Il y a eu certainement de nombreuses expériences pour fusionner ces deux mondes, ou plutôt, pour convertir le concept de jeu de rôle au jeu sur ordinateur. Ces tentatives peuvent toujours donner lieu à des moments de jeu agréables, mais ne m’ont jamais en fait poussé à dire "  Bien, maintenant que mes deux centres d’intérêts sont réunis, je n’ai plus à me préoccuper de suivre deux loisirs différents ". De nombreux jeux informatiques sont annoncés et passent à la critique comme étant des jeux de rôle, et, si ce terme peut techniquement être adéquat (vous y " jouez un rôle "), le " jeu de rôle " auquel il est fait référence n’est pas le même concept que celui auquel sont accoutumés ceux qui jouent avec papier et crayons. Il s’agit juste de l’implication que n’importe quel autre jeu peut également engendrer, même les échecs. Même si on les habille d’un vocabulaire de jeu de rôle en général, ce sont au final des clones de Doom. Bien souvent, le seul point commun réside dans le contexte fantastique, comme si tout ce qui contenait des nains et des elfes était toujours d’une manière ou d’une autre un JdR.

 

[2] NdT : tout ce qui est dit ici est valable pour les autres " jeux de rôles online massivement multi-joueurs " sortis postérieurement à l’article, comme Everquest

Prenons par exemple Ultima Underworld [2], un des premiers jeux décents à courir après le concept de JdR sur ordinateur. A mon avis, ce jeu fut une grande réussite en soi et une référence dans son genre. Je pense cependant à Ultima Underworld comme à un jeu d’aventure dans un univers fantastique et non pas comme à un jeu de rôle. Jouer un rôle ne va pas ici plus loin que choisir le nom de votre personnage, ainsi qu’un certain nombre de caractéristiques tout aussi vides de sens. Ce jeu était sans aucun doute amusant, mais dans mon esprit, le " jeu de rôle " consiste à jouer un rôle. Et cela signifie aussi n’importe quel rôle dont j’ai envie (dans la limite du contexte). Que se passe-t-il si je souhaite jouer un magicien qui à tendance à fumer tous les champignons sauvages qu’il trouve ? Ou peut-être un chasseur de primes chatouilleux de la gâchette qui abuse fréquemment des tablettes de caféines et aime raser les sourcils d’autrui dans leur sommeil ? Tout meneur de jeu digne de ce nom saura jouer avec ce type de personnage s’ils sont adaptés à la nature des aventures. Mais un jeu informatique peut-il gérer ce " roleplay " euh… poussé ? A l’évidence, non !

 

[3] NdT : nous nous désolidarisons totalement de ces actions barbares !!! Personne ne fait cela de ce côté de la Terre;^))

La liberté offerte par le JdR traditionnel va bien plus loin que les personnages maniaques. Virtuellement tout ce que vous pouvez imaginer faire dans la vie réelle peut être tenté dans une partie de jeu de rôle. Vous voulez jeter de l’huile sur ce gobelin malingre attaché à un arbre ? Allez-y ! Allumez une allumette et regardez brûler cet avorton verdâtre ! Vous êtes fatigué de tuer les chasseurs de primes d’un banal tir de blaster? Attachez lui une grenade à fusion autour du cou pour y ajouter quelques effets spéciaux [3]. Essayez pourtant ceci dans un jeu informatique et vous n’obtiendrez rien d’autre qu’un silence embarrassé alors que votre super ordinateur à mémoire ultra rapide échouera dans sa pitoyable tentative de sortir de sa programmation. Au contraire, les meneurs de jeu sont dotés du don précieux qu’est le cerveau humain qui (lorsqu’ils l’utilisent) surpasse tout ordinateur sur terre.

Enfin, les jeux de rôle en ligne arrivèrent sous la forme de " Donjon Multi joueurs " et autres " Choses Multi joueurs " analogues. Je ne considère pas ces jeux comme des jeux informatiques, mais plutôt simplement comme des jeux de rôle basés sur un autre support. C’est-à-dire qu’ils permettent le " jeu de rôle " tel que je l’ai défini. Mais très souvent ils virent au jeu vidéo. Récemment, la " plus grande avancée en terme de jeu de rôle multi joueur en ligne " a fait son entrée (c’est du moins ce que les gens derrière Ultima Online (UO) voudraient nous faire croire). Ne vous y trompez pas. Ce n’est pas l’état d’esprit du jeu de rôle qui y préside, mais celui du jeu informatique.

Demandez à n’importe quel rôliste qui a pratiqué UO quel était son plus grand agacement dans ce jeu et il vous dira probablement sans hésiter " ces maudits PKers ". Les Player Killers ou, en bref, Pkers, [NdT : littéralement Tueurs de Joueurs, en fait Tueurs de Personnages-Joueurs] est le terme qui désigne ceux qui ne jouent que pour augmenter leur propre puissance et richesse en tuant les autres joueurs. Autrement dit, ils jouent à un jeu vidéo. Comme beaucoup d’entre vous le savent, la plupart des rôlistes traditionnels ne toléreraient pas longtemps ce comportement avant de décider d’expédier au personnage du joueur incriminé un bon coup de hache à deux mains entre les côtes. Mon record personnel est de 1,374 secondes…

Ceux qui jouent de cette façon ne cherchent pas à établir des relations personnelles. Ils paient leur temps de connexion et veulent en profiter au maximum. Avoir un tas d’amis de confiance, charmants mais en fin de compte peu puissants, ne vous aidera pas à atteindre le 30ème niveau, ou à gagner un million de pièces d’or, ou à éviter d’être vous-même victime d’un Player Killer. Ce qui est tout le problème. Alors, à quoi bon se faire des amis, ou même simplement discuter avec les autres ? Il est même probable que ces soi-disant " amis " soient ceux qui complotent à votre propre chute…

Je dois admettre lorsque je joue à un jeu comme Ultima Online, je suis tenté de laisser la noblesse d’âme de côté et de faucher quelques paysans à droite à gauche pour quelques maigres piécettes. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a personne à côté de moi pour m’en dissuader. Et parce que cela encourage un esprit de jeu informatique (ne serait-ce que par la quantité de joueurs qui jouent de cette manière). C’est simplement comme cela que l’on joue à un jeu vidéo. Je n’ai pas le temps de développer des relations et des interactions avec d’autres joueurs en ligne qui ne m’aideront pas dans ma quête de pouvoir mais qui plutôt me rendront plus vulnérables face à d’autres esprits pervers.

Et tout la question est là. Les jeux sur ordinateur, comme les autres types de jeux, mettent en exergue la compétition et la recherche de puissance. Cet état d’esprit ne peut simplement pas coexister avec l’état d’esprit du rôliste. Mais cela va plus loin. Les jeux informatiques, multi-joueurs ou non, manquent d’un élément qui est une nécessité fondamentale et absolue pour tout JdR décent : une véritable interaction humaine. Pour les personnages ET pour les joueurs. Ce qui fait d’un jeu un " jeu de rôle " c’est le face-à-face direct où vous pouvez regarder votre ennemi droit dans les yeux et réellement voir s’il vous ment ou non. C’est fondamentalement l’interaction –avec des personnages, des objets ou l’histoire, mais essentiellement avec d’autres personnes en chair et en os qui sont assises avec vous autour d’une table – qui fait que l’immersion dans un JdR fonctionne.

Si l’on s’en tient à cela, tout est très simple. Si vous désirez créer à partir de rien un personnage qui serait une machine de guerre et de mort, impossible à arrêter, massacrant les squelettes autour de lui, alors achetez vous Diablo. Si, au contraire, vous voulez " jouer un rôle ", et par là j’entends incarner le personnage que vous souhaitez, aussi bizarre soit-il, et le faire interagir avec d’autres êtres humains, alors trouvez-vous un meneur de jeu et empoignez votre sac de dés aux drôles de formes.


Joel et né à Canberra et doit encore de se remettre du choc. Il a commencé le jeu de rôle il y a quatre ans, à l’âge de douze ans, et est donc le plus jeune de tous nos contributeurs. Il prouve que la valeur n’attend pas le nombre des années, et nous file un coup de vieux.

 

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Traduit par Antoine Drouart. Tiré de PTGPTB n°6, avec l'aimable autorisation de Steve Darlington. Aucune reproduction n'est permise sans l'accord de Steve Darlington. "Places to Go, People to Be" et "PTGPTB" sont aussi sous copyright. La version originale  peut être consultée sur le site de PTGPTB.