Question de structure
Par Antoun
" Et maintenant,
on est dans le scénar ? "
Baloche le Mythique
Vous avez bichonné vos PNJ ? Mitonné une intrigue
aux petits oignons ? Très bien, mais avant de construire votre scénario, avez-vous
réfléchi à la structure que vous vouliez lui donner ? Quelle soit linéaire
ou ouverte, voici quelques termes et quelques trucs pour votre boîte à outils de
scénariste.
La structure dun scénario nest pas le plan
selon lequel il est rédigé, mais la façon selon laquelle il va être joué, ou plus
exactement larchitecture des différents déroulements auxquels il peut donner lieu.
Plus simplement, cest le schéma du ou des chemins que peuvent emprunter les joueurs
pour aller du début (lintro) à la fin (lobjectif). De la structure du
scénario dépend donc directement le degré de liberté accordé aux joueurs.
Il faut bien sûr commencer par sentendre sur le
concept de liberté. Prenons le cas dun "donjon" parfaitement
linéaire : les joueurs doivent pénétrer dans une tour et atteindre la salle du
trésor au sommet. Formellement, les joueurs sont libres de faire ce quils
veulent ; mais ils nont en fait à chaque étape quun moyen
davancer. Cest le problème des scénarios linéaires, qui confinent les
joueurs dans une liberté inutile.
Que se passe-t-il maintenant si les joueurs trouvent un
moyen imprévu de progresser en évitant les embûches du scénario ? Par exemple, si
les joueurs imaginent descalader la tour pour arriver directement en haut (1)
La
première réaction de tout meneur de jeu est généralement dessayer de les
empêcher dappliquer leur idée, sous des prétextes plus ou moins crédibles. La
seconde est dappliquer le principe de la liberté illusoire : en
loccurrence, le MJ retourne son plan et considère que la salle de garde se trouve
en haut et le trésor au pied de la tour. Les joueurs auront ainsi lillusion
davoir gagné un avantage sur le scénario ; en fait ils ont été remis
doffice dans le droit fil du déroulement prévu.
Le problème est bien sûr que si les joueurs se rendent
compte de ce que le meneur a fait, ils risquent de se sentir frustrés du fruit de leur
astuce ; si cela doit de toute façon revenir au même, autant bourriner ! A
terme, ils finiront toujours par comprendre le système. Certains peuvent sans doute se
satisfaire dun jeu daventure qui consiste à trouver la solution de chaque
épisode (2);
dautres plus portés vers le côté rôle du jeu, peuvent légitimement
penser quon se paie leur tête (3)...
Reste alors la solution la plus difficile à admettre pour
un MJ : reconnaître (4)
que les joueurs ont bien joué et quils méritent de sauter quelques étapes. Ce
faisant, le meneur accepte dimproviser et douvrir son scénario.
Ouvrir un scénario linéaire
Ouvrir et improviser vont de pair, mais limpro est
toujours meilleure quand elle est soigneusement préparée. Voyons dabord quelques
moyens de bricoler une structure linéaire pour en faire quelque chose de suffisamment
souple où les joueurs et leurs personnages pourront sexprimer. Il y a différentes
figures, que lon peut classer en trois groupes : les ouvertures partielles,
les systèmes de timing dynamique et les complexifications.
Au chapitre des ouvertures partielles, la fin
ouverte (classiquement, ouverte par un dilemme moral : vont-ils livrer la jeune
rebelle et accomplir leur mission ? ou au contraire vont-ils épouser... sa cause, et
trahir leur commanditaire ?), est un peu le minimum syndical du scénariste. Le
dénouement est en effet létape la plus facile à ouvrir, puisquon na
pas à se préoccuper des conséquences sur le scénario mais seulement sur les
personnages eux-mêmes. Mais précisément, comme une fin ouverte na pas vraiment
dimpact sur le scénario, c'est illusoire de croire quelle puisse à elle
seule rattraper une aventure fermée.
Pourquoi alors ne pas déplacer le moment du choix au milieu
de lhistoire ? On obtient une structure bifide, beaucoup plus
intéressante ; pour cela, il suffit de garder le scénario original et den
faire une copie vue de lautre côté.
Un scénario bifide demande quand même un gros travail de
conception. Pour débuter, il vaut mieux ne pas toucher au déroulement général de
laventure, mais tout simplement prévoir des épisodes ouverts : à
chaque "épreuve" imposée aux PJ, sefforcer de prévoir une solution
alternative, puis plusieurs. Un exemple : les joueurs doivent semparer
dun objet quelconque (une relique, une carte au trésor, la clé de la chambre de la
princesse) qui est gardé par une dizaine de mercenaires. Le scénario ne prévoit comme
solution que laffrontement. Mais les joueurs peuvent aussi tenter un petit
cambriolage (il sera toujours temps de combattre si ça rate), se faire capturer comme
esclaves pour empoisonner la nourriture, se faire passer pour les messagers du dragon le
plus proche, voire corrompre le sergent pour quil vende son petit trésor...
Enfin, ce système des épisodes ouverts dans une structure
linéaire prend tout son sens si la façon dont les joueurs ont résolu un épisode a des conséquences
ultérieures à un autre moment du scénario (sans forcément chercher à classer en
bonnes et mauvaises solutions). Imaginons que quelques jours plus tard, les joueurs se
retrouvent nez à nez avec les mercenaires. Sils avaient choisi laffrontement,
la troupe ennemie comprendra sans doute quelques éclopés, ce qui simplifiera les
choses ; mais sils ont suivi la voie de la corruption, il leur sera
dautant plus facile de récidiver...
Le plus simple des systèmes de timing dynamique est
la course contre la montre. Mettre ainsi la pression sur les joueurs est toujours
un bon moyen de dynamiser et daméliorer un scénario. Leffort quils
feront pour trouver un moyen daller plus vite trouvera sa récompense immédiate. Et
puis, tant quà avoir un scénario linéaire, autant quaille vite : ce
nest pas la peine de laisser les joueurs se cogner contre les murs de leur liberté
inutile. La difficulté consiste à annoncer la deadline adéquate : si elle
est trop courte, vous ne pourrez pas leur accorder un délai sans perdre beaucoup de votre
crédibilité (5); mais, bien sûr, si elle est trop longue,
leffet sera gâché.
La solution serait de ne pas annoncer la date limite, mais
au contraire de suspendre une épée de Damoclès au-dessus de leurs têtes,
susceptible de tomber à nimporte quel moment. Par exemple, ils doivent trouver le
remède pour sauver un mourant susceptible de passer larme à gauche dune
minute à lautre... En théorie, cest beaucoup plus stressant quune date
fixe ; dans le jeu, cela pose un gros problème de crédibilité : les joueurs
auront tendance à penser quils arriveront toujours un battement de cur avant la fin. Et si le verdict fatal tombe
trop tôt, ils protesteront contre larbitraire du MJ. Le seul moyen dêtre
vraiment crédible serait dannoncer les probabilités de crise mortelle par unité
de temps, et de jeter les dés devant eux ; mais si vous ne dosez pas bien le
suspense, ils viendront se plaindre de votre scénario-loterie.
Un autre type de timing dynamique est celui de la concurrence.
Lidée est simple : on garde tel quel un scénario linéaire, en y rajoutant un
second groupe qui tente datteindre, avant eux, le même but que les joueurs. La
réalisation est plus délicate : il faut soigneusement équilibrer les deux groupes
pour quaucun ne soit tenté (6) de régler
prématurément son compte à lautre. Le mieux reste encore de jouer sur
lincertitude, afin que les rivaux ne se découvrent que très progressivement. Ce
genre de problème se retrouve dans les poursuites, mais la solution est ici dans
le déséquilibre : les chasseurs doivent être suffisamment puissants pour que les
proies ne soient pas tentées de résoudre le problème par une embuscade.
Pour terminer avec ce travail douverture des
scénarios linéaires, voyons deux types de complexifications. Tout dabord,
le système des scénarios composites (7)
consiste
à faire jouer simultanément plusieurs aventures à la fois, avec lun comme
scénario principal et les autres soit comme sous-intrigues, soit comme fausses pistes.
On peut enfin donner des missions personnelles secrètes à
un joueur, à certains joueurs ou même à tous les joueurs. Ces missions doivent
contredire, au moins en partie, les intérêts du groupe ou dun autre joueur :
voler un trésor, assassiner un PNJ qui pourrait être une aide pour le groupe, voire
carrément capturer ou tuer un autre PJ. Un cas de figure riche en roleplaying est celui
où lun des personnages joue le rôle du traître au groupe ; mais évidemment,
plus la contradiction est forte, plus le personnage en question risque fort dêtre one-shot,
quil réussisse ou quil échoue. Aussi faut-il faire très attention à ne pas
abuser : si à Paranoïa, la règle de construction était que chaque
personnage avait comme mission secrète den éliminer un autre, cela ne pouvait
marcher que parce quil y avait six clones par joueur...
Quelques éléments pour bâtir une structure ouverte
Un scénario à la structure ouverte est en fait assez
simple et rapide à concevoir ; cest par contre le plus difficile à faire
jouer. Le risque est quen raison de leur extrême liberté, les joueurs ne sachent
pas quoi pas faire et sennuient. Je décrirai ici quatre figures du scénario
ouvert, qui peuvent se combiner et népuisent en rien la gamme des possibilités.
Le tourisme ouvert (8)
est un genre extrême, qui nest à mon avis pas utilisable au-delà d'une séance.
Plutôt que sur un scénario, le MJ se repose sur un lieu (généralement une ville)
suffisamment original et bien décrit ; les personnages nont pas
dobjectif immédiat, si ce nest découvrir lendroit et/ou précisément
trouver un employeur (et donc un objectif).
Le tlouf, abréviation personnelle de "tu les
fous dans la merde et tu les laisses sen sortir", est un bon exercice de
style pour vous entraîner au scénario ouvert (et pour y habituer vos joueurs). Il se
compose normalement dune première partie très linéaire, suivie dun
retournement de situation spectaculaire. Le principe est que le scénariste ne doit pas
prévoir de solution ; cest aux joueurs den inventer une.
Bien sûr, il ne sagit pas que le tlouf vire à
lextermination arbitraire. Il importe donc de prévoir un certain nombre de failles
dans le piège, que des bons joueurs sauront découvrir et utiliser : lennemi
est divisé en deux factions, un PNJ-clé est vulnérable à la corruption, à la
séduction, aux menaces sur sa famille...
Le calendrier est loutil par excellence du
scénario ouvert. Son principe est simple et bien connu : le scénario prévoit un
déroulement de lhistoire, une place pour les PJ et une raison pour eux
dintervenir. Les actions des PNJ sont prévues selon un calendrier précis, qui se
déroule tel quel "sauf intervention des joueurs", selon la formule
consacrée. En fait, cela revient à faire un scénario qui est linéaire pour les PNJ et
ouvert pour les joueurs, donc la simplicité pour vous et la complexité pour vos joueurs
(un dosage sympathique).
Ouverte des deux côtés, la partie déchecs se
construit sur un ennemi (individu ou groupe) que les joueurs vont devoir affronter petit
à petit. Le scénariste doit prévoir le terrain de jeu, le camp adverse et surtout les
raisons pour lesquelles laffrontement se fera indirectement, graduellement, chacun
essayant de sassurer un avantage plutôt que de remporter une victoire immédiate.
Pourquoi les PJ ne vont-ils pas tout de suite faire une grosse tête à leur ennemi ?
parce quil est trop gardé, il faut dabord affaiblir son dispositif ;
parce quil est inconnu, cest par exemple une société secrète quil
faut découvrir ou infiltrer peu à peu.
À linverse, pourquoi leur ennemi ne fait-il pas
arrêter ou assassiner les PJ ? ils sont trop populaires, il doit dabord les
discréditer ; ils se cachent, il faut trouver et faire parler leurs amis ; on
leur tend un piège machiavélique dans lequel ils seront plus utiles vivants et libres.
On en vient donc à définir pour les deux parties toute une série dobjectifs
intermédiaires (alliance avec un PNJ ou un groupe neutre, objet magique, élément
dénigme, position stratégique...), en dosant bien leur importance pour
quaucun ne soit une clé indispensable.
Il est ensuite possible de raffiner le jeu en rajoutant un
troisième groupe, ou au contraire une multitude de parties adverses, donnant ainsi la
figure peu subtile mais joyeuse du bouzkachi, cette espèce de polo afghan où il
ny a pas déquipes et où plusieurs centaines de cavaliers tentent chacun de
semparer du "ballon" (9)...
Sur le papier, les structures ouvertes peuvent sembler
beaucoup plus intéressantes que les linéaires. Le problème est que, lors du jeu, elles
demandent un effort supplémentaire de la part du MJ mais surtout des joueurs ; si
ceux-ci ne savent pas quoi faire, tout le monde sennuiera. A linverse, une
histoire linéaire bien aménagée peut suffire à donner aux joueurs limpression
davoir toute la liberté quils souhaitent... sils en croient leur MJ
capable.
Lessentiel est bien là : il faut entretenir
votre crédibilité scénaristique. Quand vous leur aurez fait une séance de
tourisme suivi dun tlouf auquel ils nont échappé quen inventant un
montage abracadabrant, je vous garantis que vos joueurs perdront lhabitude de
chercher les "rails" du scénario pour se glisser dedans. Ne pouvant plus agir
en joueurs tacticiens, ou en marionnettistes cherchant les ficelles, ils devront bien
réagir en personnages, plongés au cur de lintrigue.
Et il vous sera alors dautant plus facile de les manipuler sans quils se
méfient.
En matière de structure, la seule règle est donc :
changez ! Si bonne quelle puisse être, une structure vire au procédé quand
elle est utilisée deux fois de suite. Et surtout, dès que vos joueurs se mettent à
réfléchir en para-jeu ("ah, là il nous donne un indice"), prenez-les
à contre-pied. Pour quaucun joueur ne vous demande plus jamais sil est dans
le scénar.
Notes
1
Lexemple de la tour inversé et le terme de liberté illusoire sont tirés de
Casus Belli.Ý
2 Enfin, jimagine, vu que
lessentiel des scénarios publiés sont linéaires.Ý
3 Moi en tout cas, jai
tendance à réagir comme ça, mais je ne veux imposer mes idées à personne...Ý
4 Plus ou moins loyalement... il ne
faut quand même pas leur rendre la tâche trop facile.Ý
5 Si vous devez absolument le faire,
arrangez-vous pour quils aient limpression davoir obtenu ce délai de
haute lutte : par exemple, les éléments denquête quils ont réunis
jusque-là peuvent pousser le gouverneur à accorder un sursis avant
lexécution de leur vieil ami, à condition quils soient capables de le
convaincre.Ý
6 Le meneur contrôle les actions
des PNJ, mais il doit aussi pouvoir les justifier. Il nest pas crédible quun
groupe de balaises se laisse distancer par des PJ plus faibles sans réagir violemment, à
moins davoir une bonne raison, classiquement parce quils préfèrent que les
joueurs fassent le sale boulot pour eux.Ý
7 Je ne métends pas sur ce
système qui est largement développé par Mehdi Sahmi dans son article intitulé
Briser
la linéarité des scénarios, dans Casus Belli HS n° 25 de mai 99.Ý
8 A ne pas confondre avec le genre
linéaire de l'épopée touristique qui consiste à faire passer les joueurs de
scène de découverte en scène de découverte.Ý
9 En fait, une carcasse de veau...Ý
|